5
Le directeur de l'hôtel était dans ses petits souliers. II avait en face de lui le colonel Melchett, accompagné du superintendant Harper, de la police du Glenshire, et de l'inévitable inspecteur Flem — fort marri de la mainmise obstinée de son chef sur cette affaire.
Si le superintendant Harper tendait plutôt à réconforter le quasi larmoyant Mr Prescott, Melchett restait, lui, partisan de la manière forte.
— Inutile de pleurnicher, fit-il sèchement. Cette gosse est morte... étranglée. Estimez-vous heureux qu'elle ne l'ait pas été dans votre hôtel. L'enquête se déroule dans un autre comté, votre établissement ne sera donc que très peu concerné. Mais certaines investigations doivent être menées, et le plus tôt sera le mieux. Nous agirons avec tact et discrétion, je peux vous l'assurer. Alors, cessez de vous lamenter et passons aux choses sérieuses. Que savez-vous au juste sur cette Rudy ?
— D'elle, je ne savais rien... rien du tout. C'est Josie qui l'a amenée ici.
— Et Josie travaille chez vous depuis longtemps ?
— Deux ans — non, trois.
— Vous en êtes content?
— Oui, c'est une brave fille. Gentille. Compétente. Elle s'entend bien avec les gens, elle aplanit les différends : le bridge est un jeu qui excite les passions, vous savez.
Melchett approuva de la tête : sa femme y était aussi acharnée que nullissime.
— Josie est parfaite pour calmer, les esprits, reprit Mr Prescott. Elle a la manière : souriante mais ferme, si vous voyez ce que je veux dire.
Melchett hocha de nouveau la tête. Il savait maintenant à quoi miss Joséphine Turner lui faisait penser : sous son maquillage et son élégance vestimentaire, il y avait de la gouvernante en elle.
— Elle m'est indispensable, poursuivit Mr Prescott. Il prit un air catastrophé :
— Quel besoin avait-elle d'aller faire le clown sur des rochers? Nous avons une jolie plage, ici. Ça ne lui suffisait pas ? Glisser, tomber et se casser la cheville ! Me faire ça à moi ! Je la paie pour danser, jouer au bridge et distraire le public, pas pour aller se casser la figure dans les rochers. Une danseuse, ça doit faire attention à ses jambes, ne pas prendre de risques. Je n'ai vraiment pas apprécié, c'était injuste pour l'hôtel.
Melchett interrompit cette diatribe :
— C'est à ce moment-là qu'elle a proposé de faire venir cette fille — sa cousine?
Prescott confirma d'un air maussade :
— Oui. Ça me paraissait une bonne idée. D'autant que ça ne me coûtait pas un sou de plus : elle serait logée et nourrie, mais pour le salaire, à elle de s'entendre avec Josie. Voilà quel était notre arrangement. Cette fille, moi, je ne savais rien sur son compte.
— Et finalement, elle a fait l'affaire ?
— Oh oui, il n'y avait rien à lui reprocher. Rien d'apparent, du moins. Elle était très jeune, c'est vrai, elle manquait peut-être un peu de classe pour le niveau de l'établissement, mais elle savait, se tenir. Discrète. Bonne danseuse. Les clients l'aimaient bien.
— Jolie?
Le visage bleui et gonflé de la victime n'avait en effet guère pu le renseigner sur ce point. Mr Prescott réfléchit :
— Sans plus. Un peu une tête de fouine, si vous voyez ce que je veux dire. Plutôt quelconque sans son maquillage. Mais avec, elle arrivait à se rendre très attirante.
— Beaucoup de garçons lui tournaient autour?
— Je comprends où vous voulez en venir, Monsieur, fit Mr Prescott qui commençait à se piquer au jeu. Personnellement, je n'ai jamais rien vu. Rien de spécial. Il y avait bien un ou deux gaillards dans son sillage, mais ça n'allait pas bien loin. Pas de quoi étrangler quelqu'un. Elle s'entendait bien avec les gens plus âgés, aussi. Sa manière enfantine de parler, son allure de bébé les attendrissait.
— Mr Jefferson, par exemple ? demanda le superintendant Harper d'une voix qui semblait refléter toute la mélancolie du monde.
Le directeur acquiesça :
— Oui, c'est à lui que je pensais. Elle passait beaucoup de temps avec lui et sa famille. Il l'emmenait parfois faire des sorties en voiture. Mr Jefferson adore les jeunes gens et se montre très bienveillant à leur égard. Qu'il n'y ait pas de malentendu. Il est infirme et ne se déplace guère qu'avec son fauteuil roulant. Mais son grand plaisir est de voir les jeunes gens se distraire — il les regarde jouer au tennis, se baigner, tout ça, et il donne des soirées pour eux. à l'hôtel. II aime la jeunesse. II n'est pas aigri alors qu'il aurait toutes les raisons de l'être. C'est un monsieur très estimé. Quelqu'un de remarquable, à mon humble, avis.
— Et il s'est intéressé à Ruby Keene? demanda Melchett.
— Son babil l'amusait, je pense.
— Est-ce que sa famille partageait cette affection ?
— Ils ont toujours été très gentils avec elle.
— Et c'est lui qui a signalé sa disparition à la police? s'enquit Harper. Sa voix avait sonné comme un reproche qui fit immédiatement réagir le directeur :
— Mettez-vous à ma place, Mr Harper. Moi, j'étais à mille lieues de me douter qu'il se passait quelque chose d'anormal. Mr Jefferson est arrivé dans mon bureau, affolé, hagard. Ruby n'avait pas dormi dans sa chambre. Elle n'avait pas exécuté son second numéro de danse la veille au soir. Elle était peut-être partie faire un tour en voiture et avait eu un accident, qui sait ? Il fallait immédiatement prévenir la police ! Lancer des recherches ! II était dans tous ses états, et pas question de discuter : il a appelé le central séance tenante.
— Sans consulter miss Turner ?
— Ça ne plaisait guère à Josie, je le voyais bien. Elle était très fâchée de toute cette histoire — fâchée contre Ruby, je veux dire. Mais que pouvait-elle y faire ?
— Il me semble que nous aurions tout intérêt à voir Mr Jefferson, décréta Melchett. Pas vrai, Harper?
Le superintendant acquiesça.
*
Mr Prescott les accompagna jusqu'à la suite de Mr Jefferson. Elle était au premier étage et donnait sur la mer.
— Il ne se refuse rien, dites donc, jeta négligemment Melchett. Il est riche ?
— Je crois, oui. On ne lésine sur aucun détail quand il vient ici : meilleures chambres, menus à la carte, grands vins — toujours ce qu'il y a de mieux.
Melchett hocha la tête.
Mr Prescott frappa à la porte.
— Entrez, fit une voix féminine.
Ce que fit le directeur, suivi des policiers.
Mr Prescott se confondit en excuses lorsque la femme qui était assise à côté de la fenêtre tourna la tête dans leur direction.
— Je suis désolé de vous déranger, Mrs Jefferson, mais ces messieurs sont de... de la police. Us seraient très désireux d'avoir un bref entretien avec Mr Jefferson. Euh... le colonel Melchett... le superintendant Harper... l'inspecteur, euh, Flem... Mrs Jefferson.
Mrs Jefferson répondit aux présentations par une inclinaison de la tête.
Une femme très quelconque, se dit Melchett au premier abord. Puis, quand il vit le léger sourire qui effleura ses lèvres et qu'il l'entendit parler, il changea d'avis. Elle avait une voix singulièrement agréable, pleine de charme, et de beaux yeux noisette. Ses vêtements étaient sobres mais non dépourvus de goût. Elle devait avoir, estima-t-il, dans les trente-cinq ans.
— Mon beau-père dort, dit-elle. Il n'est pas très solide et cette affaire l'a terriblement secoué. Nous avons dû faire venir le médecin qui lui a donné un sédatif. Mais je sais qu'il tiendra à vous parler dès qu'il sera réveillé. En attendant, je pourrais peut-être vous être utile? Asseyez-vous donc, Messieurs.
Mr Prescott était impatient de s'éclipser.
— Eh bien, euh..., fit-il au colonel Melchett, si je ne peux rien faire d'autre pour vous...
Il reçut avec soulagement l'autorisation de se retirer.
Lorsqu'il eut refermé la porte derrière lui, l'atmosphère devint plus détendue, plus propice aux échanges. Adélaïde Jefferson avait le pouvoir de mettre les gens à leur aise. De stimuler, sans paraître jamais rien dire d'extraordinaire, la conversation de ses interlocuteurs. Elle trouva tout de suite le ton approprié :
— Cette histoire nous a tous retournés. Nous la voyions souvent, cette pauvre fille, vous savez. Je n'arrive pas à y croire. Mon beau-père est très affecté. Il aimait beaucoup Ruby.
— C'est Mr Jefferson, à ce qu'on m'a dit, qui a signalé sa disparition à la police ? lança Melchett.
Il était curieux de voir sa réaction.
Un frémissement — juste un frémissement — lui sembla effleurer la jeune femme. Contrariété ? Inquiétude ? Difficile à dire, mais il y avait quelque chose, et il eut l'impression qu'elle se raidissait, comme face à une tâche désagréable, avant de répondre.
— C'est exact, dit-elle. Avec son invalidité, il s'émeut et se fait vite du souci. Nous avons essayé de le persuader que tout allait bien, qu'il y avait sûrement une explication naturelle et que cette fille n'aimerait peut-être pas qu'on mêle la police à ses affaires. Il a insisté. Et en définitive, fit-elle avec un petit geste de la main, c'est lui qui était dans le vrai et nous qui avions tort.
— Jusqu'à quel point connaissiez-vous Ruby Keene, Mrs Jefferson ?
Elle réfléchit :
— C'est difficile à dire. Mon beau-père adore les jeunes, il aime en avoir autour de lui. Ruby était un genre nouveau pour lui — sa façon de papoter l'amusait et l'intéressait. Elle venait souvent se joindre à nous, à l'hôtel, et mon beau-père l'emmenait parfois faire des tours en voiture.
Sa voix restait sur une prudente réserve. Melchett eut l'impression qu'elle ne se livrait pas entièrement.
— Voudriez-vous me dire ce que vous savez des événements d'hier soir? demanda-t-il.
— Volontiers, mais je crains que vous n'en tiriez pas grand-chose. Après le dîner, Ruby est venue nous rejoindre au salon. Elle nous a tenu compagnie un bon moment. Les danses avaient commencé qu'elle était encore là. Nous avions prévu de jouer au bridge plus tard, mais nous attendions Mark — Mark Gaskell, je veux dire, mon beau-frère : celui qui a épousé la fille de Mr Jefferson — qui avait des lettres importantes à écrire, et aussi Josie. Elle allait faire la quatrième.
— Cela arrivait souvent?
— Assez, oui. Elle est excellente joueuse, bien sûr, et très sympathique. Mon beau-père est passionné de bridge. II préfère, quand c'est possible, avoir Josie comme quatrième plutôt que quelqu'un d'étranger. Bien sûr, elle est chargée de s'occuper de toutes les tables et ne peut pas toujours jouer avec nous, mais elle le fait dès qu'elle en a l'occasion. D'ailleurs, fit-elle avec dans les yeux un bref sourire, vu l'argent que mon beau-père laisse à l'hôtel, la direction ne voit aucun inconvénient à ce qu'elle nous favorise un peu.
— Vous l'aimez bien, vous, Josie? demanda Melchett.
— Oh oui. Elle est toujours de bonne humeur, gaie, assidue à son travail qu'elle semble faire avec plaisir. Elle est très fine bien que peu éduquée, ne fait pas de chichis. Elle sait rester naturelle et simple.
— Poursuivez, je vous prie, Mrs Jefferson.
— Comme je vous l'ai dit, Josie devait s'occuper des tables de bridge et Mark était en train d'écrire, si bien que Ruby est restée à bavarder avec nous un peu plus longtemps que d'habitude. Puis Josie est arrivée, et Ruby est allée exécuter sa première exhibition avec Raymond -lui, c'est le danseur mondain et le moniteur de tennis. Elle est revenue ensuite avec nous juste au moment où Mark nous rejoignait. Puis elle est partie danser avec un jeune homme, tandis que nous quatre commencions notre partie de bridge.
Elle s'arrêta et eut un petit geste d'impuissance :
— Voilà, c'est tout ce que je sais ! Je l'ai juste entrevue encore une fois en train de danser, mais le bridge est un jeu absorbant et mes yeux ne se sont plus guère portés vers le panneau vitré de la salle de bal. À minuit, Raymond est venu voir Josie. II était très agité et a demandé où était Ruby. Naturellement, Josie a essayé de le faire taire, mais...
Le superintendant Harper l'interrompit.
— Pourquoi naturellement, Mrs Jefferson ? demanda-t-il de sa voix calme.
— Eh bien...
Elle hésita. Melchett crut la voir un peu embarrassée.
— Josie ne tenait pas à ce qu'on fasse trop de bruit sur l'absence de sa cousine. Elle s'en sentait responsable, dans un sens. Elle a répondu que Ruby était probablement dans sa chambre, qu'elle s'était plainte d'une migraine un peu plus tôt — je n'y crois pas, d'ailleurs, Josie a juste dit ça pour trouver une excuse. Raymond est allé téléphoner à la chambre de Ruby, mais il n'a pas dû avoir de réponse parce qu'il est revenu furibond — il est très soupe au lait, vous savez. Josie est partie avec lui, a essayé de le calmer et a fini par danser à la place de Ruby. Elle a eu du courage, parce qu'il était visible après coup que sa cheville avait souffert. Une fois la danse terminée, elle est revenue et a essayé de rassurer Mr Jefferson qui s'affolait déjà. Nous avons fini par le convaincre de monter se coucher en lui disant que Ruby avait dû partir faire un tour en voiture avec quelqu'un et être retardée par une crevaison. Il est allé au lit inquiet, et ce matin, il s'est tout de suite montré agité. Elle s'interrompit :
— Vous connaissez la suite.
— Merci, Mrs Jefferson. Je vais maintenant vous demander si vous avez une idée sur la personne qui aurait pu commettre ce crime.
— Pas la moindre, répondit-elle aussitôt. Navrée de ne pouvoir vous aider.
— Ruby Keene ne vous a jamais fait de confidences ? insista-t-il. Elle n'a jamais évoqué une histoire de jalousie? L'existence d'un homme dont elle aurait eu peur? Ou avec qui elle aurait été intime?
Adélaïde secoua la tête à chaque question.
Elle semblait ne plus rien pouvoir leur dire.
Le superintendant Harper suggéra d'avoir un entretien avec le jeune George Bartlett et de revenir voir Mr Jefferson plus tard. Le colonel Melchett acquiesça, et ils prirent congé. Mrs Jefferson leur promit de les faire prévenir dès que son beau-père serait réveillé.
— Elle est bien, cette femme, dit le colonel quand ils eurent refermé la porte derrière eux.
— Vraiment très bien, renchérit Harper.
*
George Bartlett, adolescent dégingandé à la pomme d'Adam proéminente, avait d'immenses difficultés à exprimer ce qu'il voulait dire. Il paraissait tellement indécis que sa déposition fut des plus laborieuses :
— Dites donc, c'est horrible, vous trouvez pas ? C'est le genre de trucs qu'on lit dans les journaux — mais on ne croirait jamais que ça arrive vraiment, vous trouvez pas ?
— II n'y a hélas ! pas le moindre doute que ce soit arrivé, Mr Bartlett, fit le superintendant.
— Non, non, bien sûr. Mais c'est fou, vous trouvez pas ? Et à des kilomètres d'ici, en plus, dans une sorte de manoir? Très aristocratie terrienne et tout et tout. Ça doit faire du bruit dans le voisinage, vous croyez pas ?
Le colonel Melchett prit les choses en main :
— Vous connaissiez bien la victime, Mr Bartlett ? Ce dernier parut soudain effarouché :
— Oh, p-p-as bien du tout, M-Monsieur. À-à peine, si vous voyez ce que je veux dire. Une ou deux danses, quelques mots par-ci par-là, un peu de tennis... vous voyez le topo, quoi !
— Vous êtes, à ce que je sais, la dernière personne à l'avoir vue vivante, la nuit dernière?
— Je crois que oui. Affreux, vous trouvez pas ? Parce qu'elle était tout ce qu'il y a de vivante quand je l'ai vue — tout ce qu'il y a de vivante.
— Quelle heure était-il, Mr Bartlett ?
— Vous savez, je ne fais jamais tellement attention à l'heure — pas très tard, quoi.
— Vous avez dansé avec elle ?
— Oui... euh... en fait, oui. Mais c'était en début de soirée. Pour vous dire, c'était juste après son exhibition avec le danseur, tenez. Vers les 10 heures et demie, 11 heures, je sais pas trop.
— Tant pis pour l'heure, nous verrons ça. Veuillez nous dire exactement ce qui s'est passé.
— Eh bien, on a dansé, quoi ! C'est pas que je sois la crème des danseurs, mais...
— Votre façon de danser ne nous importe guère, Mr Bartlett. Le jeune homme regarda le colonel Melchett d'un oeil apeuré et bredouilla :
— Non... euh, n-n-non, bien sûr. Alors, comme je vous disais, on a dansé — on a comme qui dirait gigoté en faisant du sur place, si vous préférez. Je lui parlais, mais elle répondait à peine — même qu'elle a bâillé. Comme je vous disais, je ne danse pas très bien, ce qui fait que les filles... elles ont plutôt tendance à se défiler, si vous voyez ce que je veux dire. Elle a prétendu qu'elle avait mal au crâne : j'ai compris qu'il valait mieux laisser tomber, au revoir et merci, et c'a été tout.
— Vous ne l'avez pas revue après?
— Elle est montée dans sa chambre.
— Et elle n'a fait mention de personne? Ni d'une promenade en voiture? Ni d'un... rancard avec un petit copain ?
Le colonel avait dû faire un effort pour employer cette expression argotique. Bartlett secoua la tête :
— Pas à moi. Elle m'a seulement plaqué, fit-il sur un ton penaud.
— Comment vous a-t-elle paru ? Anxieuse, pensive, l'esprit préoccupé ?
Bartlett réfléchit deux secondes, puis secoua de nouveau la tête :
— Non, elle avait plutôt l'air de se barber. Elle a bâillé, comme je vous ai dit. Rien d'autre.
— Et vous, qu'est-ce que vous avez fait, Mr Bartlett ? poursuivit Melchett.
— Hein?
— Qu'est-ce que vous avez fait après que Ruby Keene vous a quitté ?
George Bartlett le regarda d'un air ahuri :
— Voyons... qu'est-ce que j'ai fait?
— C'est à vous de nous le dire.
— Oui, oui... bien sûr. C'est drôlement dur de se rappeler les trucs, vous trouvez pas ? Attendez un peu. Ça ne m'étonnerait pas que je sois allé boire un verre au bar.
— Vous y êtes allé, oui ou non ?
— Oui, c'est ça. J'ai été boire un verre. Mais ça ne devait pas être à ce moment-là. J'ai dans l'idée que je suis sorti me balader, vous savez pas ? Histoire de prendre un peu l'air. Il fait plutôt étouffant pour septembre. Dehors, ça va mieux. Oui, c'est ça. Je me suis promené, et puis je suis rentré boire un verre, et puis après, je suis retourné à la salle de bal. Il ne s'y passait pas grand-chose. J'ai vu — comment s'appelle-t-elle, déjà? — Josie qui dansait. Avec le gars du tennis. Elle était pourtant éclopée : la cheville foulée, un truc comme ça.
— Ce qui fixe l'heure de votre retour à minuit. Vous voulez nous faire croire que vous êtes resté une heure dehors à vous promener ?
— Le temps de boire mon verre, aussi. Et puis je... je... j'étais un peu perdu dans mes pensées.
Déclaration plus facile à croire qu'aucune des précédentes.
— Quelles sortes de pensées? demanda sèchement le colonel Melchett.
— Oh, je ne sais plus. Je pensais à des choses, répondit-il évasivement.
— Vous avez une voiture, Mr Bartlett ?
— Oui, j'en ai une.
— Où était-elle, à ce moment-là ? Au garage de l'hôtel ?
— Non, dans la cour, en fait. Je m'étais dit que j'irais peut-être bien faire un tour avec.
— Peut-être même que vous l'avez fait, ce tour,
— Non... non, pas du tout. Je vous jure que non.
— Vous n'auriez pas, par hasard, emmené miss Keene?
— Eh, là ! Qu'est-ce que vous insinuez? Encore une fois, je vous jure que non. Parole, quoi.
— Merci, Mr Bartlett. Je crois que ce sera tout pour l'instant. Pour l'instant, répéta le colonel Melchett en appuyant bien sur ses mots.
Ils s'éloignèrent, laissant le jeune Bartlett les regarder partir, une expression grotesquement effarée sur son visage d'ahuri.
— Un bougre d'abruti sans rien dans le crâne, commenta Melchett. Vous n'êtes pas de mon avis, Harper?
Le superintendant Harper secoua la tête.
— On n'est pas au bout de nos peines, bougonna-t-il, plus morose que jamais.
6
Ni le gardien de nuit ni le barman ne furent d'un quelconque secours. Le gardien de nuit se rappelait avoir essayé de joindre la chambre de miss Keene au téléphone juste après minuit et ne pas avoir obtenu de réponse. Il n'avait pas remarqué si Mr Bartlett était entré ou sorti de l'hôtel. Par une nuit aussi clémente, beaucoup de gens étaient allés se promener. De plus, il y avait des issues secondaires dans le couloir et une dans le grand hall. II pouvait garantir que miss Keene n'était pas passée par la porte principale, mais si elle avait quitté sa chambre, située au premier étage, il y avait un escalier juste à côté et une porte, au fond du couloir, qui donnait sur la terrasse latérale. Elle pouvait aisément être sortie par là sans se faire voir. Cette porte n'était pas verrouillée avant la fin de la danse à 2 heures du matin.
Le barman se souvint avoir vu Mr Bartlett au bar, la nuit précédente, mais ne pouvait préciser à quelle heure. Vers le milieu de la soirée, estimait-il. Mr Bartlett s'était assis au fond et lui avait paru mélancolique. II ne savait pas combien de temps il était resté là. Il y avait eu beaucoup d'allées et venues de clients de l'extérieur, aussi était-il incapable d'être plus précis.
Au moment où ils quittaient le bar, ils furent accostés par un garçonnet de neuf ans environ. Tout excité, il s'adressa immédiatement à eux :
— Dites, c'est vous, les flics? Moi, je suis Peter Carmody. C'est mon grand-père, Mr Jefferson, qui a téléphoné à la police au sujet de Ruby. Vous êtes de Scotland Yard ? Au fait, ça ne vous embête pas que je vous parle ?
Le colonel Melchett semblait sur le point de l'envoyer promener, mais le superintendant Harper s'interposa.
— Pas du tout, mon petit, lui répondit-il d'un ton bienveillant. J'imagine que cette histoire t'intéresse tout naturellement ?
— Je veux, qu'elle m'intéresse ! Vous aimez les romans policiers ? Moi, j'adore ! Je les lis tous, même que j'ai des autographes de Dorothy Sayers, Agatha Christie, John Dickson Carr et H.C. Bailey. Ce crime-là, il va passer dans les journaux ?
— Pour ça, tu peux être tranquille, gémit le superintendant.
— Parce que vous savez, je retourne à l'école la semaine prochaine, alors, je vais raconter à tous les copains que je la connaissais bien, la victime — vraiment bien !
— Et comment tu la trouvais, dis ? Peter réfléchit un moment :
— Bof ! elle me plaisait pas trop. Je la trouvais plutôt cloche. Maman et oncle Mark, ils l'aimaient pas beaucoup non plus. Grand-père, lui, si. C'était le seul. Au fait, il veut vous voir, grand-père. Edwards est en train de vous chercher.
— Alors, comme ça, chuchota le superintendant sur un ton d'encouragement, ta mère et ton oncle Mark n'aimaient pas beaucoup Ruby Keene ? Pourquoi ?
— Oh, j'en sais rien. Elle était collante. Et ça leur plaisait pas que grand-père, il en fasse tout un plat, de cette fille. Moi, conclut-il gaiement, je crois qu'ils doivent être contents qu'elle soit morte.
Le superintendant Harper le considéra d'un air pensif :
— Tu, euh... tu les as entendus dire ça?
— Pas exactement. Oncle Mark, il a dit : «Bon débarras», et Maman : «Oui, mais c'est tellement horrible», et Oncle Mark a répondu que c'était pas la peine d'être hypocrite. Les deux policiers échangèrent un regard. À ce moment précis, un homme d'allure respectable, rasé de frais, impeccablement vêtu d'un complet de serge bleue, s'approcha :
— Pardonnez-moi, Messieurs. Je suis le valet de chambre de Mr Jefferson. Il est à présent réveillé et m'a envoyé vous chercher car il tient à s'entretenir avec vous.
Ils montèrent de nouveau à l'appartement de Conway Jefferson. Dans le salon, Adélaïde parlait à un homme de haute taille qui arpentait la pièce d'un air agité. Il se retourna d'un coup pour voir les nouveaux arrivants :
— Ah, c'est vous. Heureux que vous soyez venus. Mon beau-père vous a demandés. Il est levé, maintenant. Veillez à ce qu'il reste le plus calme possible, s'il vous plaît. Il est de santé fragile. C'est un miracle, vraiment, que ce choc ne l'ait pas achevé.
— Je ne le savais pas de santé si précaire, fit Harper.
— Il ne le sait pas lui-même, répondit Mark Gaskell. C'est son coeur, voyez-vous. Le médecin a bien recommandé à Addie de lui éviter toute émotion, toute agitation excessive. Il a plus ou moins laissé entendre que la mort pourrait survenir d'une seconde à l'autre, n'est-ce pas, Addie ?
Mrs Jefferson confirma de la tête.
— C'est même incroyable qu'il s'en soit remis comme il l'a fait, ajouta-t-elle.
— Un meurtre n'est guère un sujet apaisant, fit Melchett d'un ton sec. Mais nous prendrons toutes les précautions possibles.
Tout en parlant, il jaugeait Gaskell du regard. Cet individu ne lui plaisait guère, avec sa mine arrogante et son profil d'oiseau de proie. C'était un de ces hommes sans scrupules, qui se laissent d'ordinaire guider par leurs seuls instincts et que les femmes admirent trop souvent.
« Mais auquel je ne me fierais pas une seconde », pensa le colonel.
Sans scrupules — la formule lui allait comme un gant. Le genre de type à ne reculer devant rien...Dans la vaste chambre qui dominait la mer, Conway Jefferson était installé à côté de la fenêtre dans son fauteuil roulant.
Dès qu'on se trouvait dans la même pièce que lui, on sentait la puissance et le magnétisme de cet homme. Comme si les blessures qui avaient amoindri son corps avaient du même coup décuplé sa vitalité.
Avec ses cheveux roux qui commençaient à grisonner, ses traits rudes et énergiques, son teint fortement hâlé et ses yeux d'un bleu perçant, il était beau. Il ne présentait aucun signe de défaillance ou de maladie. Les rides profondes qui le sillonnaient étaient celles de la souffrance et non celles de la faiblesse. Un tel homme n'était pas du genre à se lamenter sur son sort, mais à l'accepter et à en triompher.
— Je suis heureux que vous soyez venus, dit-il. Ses yeux vifs les examinèrent rapidement :
— Vous êtes le chef de police du Radfordshire ? demanda-t-il à Melchett. Bien. Et vous le superintendant Harper ? Asseyez-vous, je vous en prie. Il y a des cigarettes sur la table à côté de vous.
Ils le remercièrent et prirent des fauteuils.
— Je crois savoir, Mr Jefferson, que vous portiez un intérêt particulier à la jeune morte? commença Melchett.
Un bref sourire ironique traversa le visage buriné :
— Évidemment — tout le monde a dû vous parler de ça ! Enfin, ce n'est pas un mystère. Qu'est-ce que mon gendre et ma belle-fille vous ont raconté?
Il regarda brièvement les deux policiers tour à tour. Ce fut Melchett qui répondit :
— Mrs Jefferson ne nous a pratiquement rien dit, hormis le fait que le bavardage de cette fille vous distrayait et que vous en aviez fait votre protégée. Avec Mr Gaskell, nous n'avons guère échangé plus d'une demi-douzaine de mots.
Conway Jefferson sourit :
— Addie est une personne discrète, et je lui en sais gré. Mark aurait probablement été moins délicat, lui. Je crois préférable, Melchett, de vous exposer moi-même certains faits en détail. C'est important, pour que vous puissiez comprendre mon attitude. Et pour commencer, il est nécessaire que je revienne au drame de ma vie. Il y a huit ans, j'ai perdu ma femme, mon fils et ma fille dans un accident d'avion. Depuis, je suis comme un homme qui a perdu la moitié de lui-même — et je ne parle pas de mon triste état physique ! Je ne vivais que pour ma famille. Ma belle-fille et mon gendre ont été très bons avec moi. Ils ont fait l'impossible pour remplacer ma chair et mon sang. Mais j'ai compris — récemment surtout — qu'ils avaient quand même à vivre leur vie.
— Vous devez donc comprendre que, la plupart du temps, je suis un homme solitaire. J'aime les jeunes gens. Je prends plaisir à leur compagnie. Une ou deux fois, j'ai caressé l'idée d'adopter une fille ou un garçon. Au cours de ce dernier mois, je me suis lié d'amitié avec cette enfant qui est morte. Elle était d'un naturel, d'une ingénuité absolus. Elle me racontait sa vie, ses expériences — spectacles misérables, tournées provinciales, enfance avec papa et maman dans des taudis. Une vie tellement différente de tout ce que j'ai pu connaître ! Et sans jamais se plaindre, sans jamais voir le sordide de cette existence. Juste une enfant simple, qui ne ronchonne pas, qui travaille dur, authentique, pleine de charme. Rien d'une dame, peut-être, mais, Dieu merci, pas vulgaire et — quelle vilaine expression — pas bêcheuse pour deux sous.
«Je me suis de plus en plus attaché à Ruby et j'ai décidé, Messieurs, de l'adopter officiellement. Elle allait devenir ma fille légale. Voilà, j'espère, une explication satisfaisante à l'intérêt que je lui portais et à mon intervention lorsque j'ai appris sa mystérieuse absence.
Il y eut un silence. Le superintendant Harper, d'une voix neutre qui ôtait tout aspect offensant à sa question, demanda :
— Pourrais-je savoir ce qu'en pensaient votre belle-fille et votre gendre ?
La réponse de Jefferson fut immédiate :
— Qu'auraient-ils pu y trouver à redire ? Ils ne voyaient peut-être pas ça d'un très bon oeil. C'est le genre de situation qui éveille la jalousie. Mais ils se sont très bien comportés — oui, très bien. Ce n'est pas comme s'ils avaient dépendu de moi, voyez-vous. Quand mon fils Frank s'est marié, je lui ai sur-le-champ fait don de la moitié de mes biens. Je crois très fort à ce principe : ne faites pas languir vos enfants jusqu'à votre mort. L'argent, ils en ont besoin quand ils sont jeunes, pas à cinquante ans. De la même manière, quand ma fille Rosamund a tenu absolument à épouser un homme démuni, je lui ai octroyé une somme d'argent qui, à sa mort, est passée à son mari. Cela a simplifié les choses, du point de vue financier.
— Je vois, Mr Jefferson, fit le superintendant Harper. Sa voix exprimait pourtant une certaine réserve. Ce qui n'échappa pas à Conway :
— Vous n'êtes pas d'accord?
— Je n'ai pas à émettre d'avis. Seulement l'expérience me dit que les familles ne se comportent pas toujours de façon raisonnable.
— Sans doute, Mr Harper. Rappelez-vous pourtant que Mr Gaskell et Mrs Jefferson ne sont pas à proprement parler ma famille. Il n'y a pas de lien de sang.
— Effectivement, ce n'est pas pareil, reconnut le superintendant.
Une lueur de malice passa dans les yeux de Conway Jefferson :
— Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne m'ont pas pris pour un vieil imbécile. Ce serait la réaction normale, après tout. Mais je n'étais ni fou ni gâteux. Je connais mes semblables. Avec un minimum d'éducation et de vernis, Ruby Keene aurait pu tenir sa place n'importe où.
— Excusez-nous de paraître aussi indiscrets et inquisiteurs, fit Melchett, mais il est essentiel que nous connaissions tous les faits. Vous vous proposiez d'assurer l'avenir de cette jeune fille — donc de lui attribuer une certaine somme d'argent. Mais vous n'aviez pas déjà agi en ce sens ?
— Je vois où vous voulez en venir : à l'hypothèse selon laquelle quelqu'un aurait pu profiter de la mort de Ruby. Eh bien, non. Les formalités nécessaires à l'adoption légale étaient entamées mais non achevées.
— Et s'il vous arrivait quelque chose..., fit lentement Melchett.
Il laissa sa phrase inachevée, en forme d'interrogation. La réponse de Conway Jefferson ne se fit pas attendre :
— Que voulez-vous qu'il m'arrive? Je suis infirme, pas malade. Je sais, les médecins adorent vous prêcher la modération avec des airs catastrophés. La modération ! J'ai une santé de cheval ! Je suis bien sûr conscient des fatalités de l'existence — j'ai de bonnes raisons à cela, sacrebleu ! L'homme le plus robuste n'est à l'abri de rien — surtout à notre époque où un accident est si vite arrivé. Mais j'ai pris mes dispositions. J'ai rédigé un nouveau testament il y a dix jours.
— Ah ? fit le superintendant Harper, intéressé.
— J'ai mis cinquante mille livres en dépôt pour Ruby Keene, capital dont elle aurait pu disposer à l'âge de vingt-cinq ans.
Les yeux du superintendant Harper s'arrondirent. Ceux du colonel Melchett aussi.
— C'est une très grosse somme, Mr Jefferson, murmura presque le superintendant avec une crainte respectueuse.
— De nos jours, oui.
— Et vous en faisiez bénéficier une jeune fille que vous ne connaissiez que depuis quelques semaines ?
Un éclair de colère passa dans le regard bleu de Jefferson :
— Dois-je toujours répéter la même chose? Je n'ai aucune descendance de par le sang : pas de neveux, pas de nièces, pas même de cousins éloignés ! J'aurais pu léguer cette somme à une oeuvre de charité. Je préfère que ce soit une personne physique qui en profite. (Il éclata de rire :) Cendrillon devenue princesse en une nuit ! Un parrain fée au lieu d'une marraine fée ! Pourquoi pas? C'est mon argent. C'est moi qui l'ai gagné.
— Avez-vous fait d'autres legs? demanda le colonel Melchett.
— Une petite somme pour Edwards, mon valet de chambre. Le reste pour Mark et Addie, à parts égales.
— Le reliquat — pardonnez-moi — se monte-t-il à une somme importante ?
— Je ne pense pas. C'est difficile à chiffrer avec précision, les valeurs ne cessent de fluctuer. Une fois déduits les droits de succession et autres frais, il devrait se situer entre cinq et dix mille livres.
— Je vois.
— Et ne croyez pas qu'ils aient été lésés. Comme je vous l'ai dit, j'ai divisé mes biens au moment où mes enfants se sont mariés. Je n'ai conservé pour moi, en fait, qu'une très petite somme. Mais après... après la tragédie... il m'a fallu quelque chose pour m'occuper l'esprit. Je me suis lancé dans les affaires. Dans ma maison de Londres, j'ai fait installer une ligne directe reliant ma chambre à mon bureau. J'ai travaillé dur. Ça m'a aidé à ne pas penser, à me prouver que ma... ma mutilation ne m'avait pas vaincu. Je me suis plongé dans le labeur.
Sa voix prit une inflexion, plus profonde, comme s'il se parlait à lui-même plutôt qu'à ses interlocuteurs :
— Ironie du sort, tout ce que j'ai entrepris a prospéré ! Mes spéculations les plus folles réussissaient. Si je jouais, je gagnais. Tout ce que je touchais se transformait en or. Clin d'oeil du destin pour rétablir l'équilibre, je suppose.
De nouveau, les rides de douleur apparurent sur son visage.
Il se ressaisit et grimaça un sourire :
— Ainsi, voyez-vous, je pouvais disposer comme bon me semblait de l'argent que j'ai laissé à Ruby.
— C'est indéniable, cher Monsieur, s'empressa de dire Melchett. Nous n'en doutons pas un seul instant.
— Bien, fit Conway Jefferson. Maintenant, à mon tour de vous poser quelques questions, si vous voulez bien. J'aimerais en savoir davantage sur cette dramatique affaire. Tout ce que je sais, c'est qu'elle... que cette pauvre petite Ruby a été trouvée étranglée dans une maison à une trentaine de kilomètres d'ici.
— Exactement. Au manoir de Gossington. Jefferson fronça les sourcils :
— Gossington ? Voyons, c'est le...
— La demeure du colonel Bantry.
— Bantry ! Arthur Bantry ? Mais je le connais ! Et. sa femme aussi ! Je les ai rencontrés à l'étranger il y a quelques années. J'ignorais qu'ils habitaient par ici. Ça alors, c'est...
Il s'interrompit. Le superintendant Harper en profita pour glisser doucement :
— Le colonel a dîné ici, à l'hôtel, mardi dernier. Vous t ne l'avez pas vu?
— Mardi? Mardi? Non, nous sommes rentrés tard. Nous étions à Harden Head et nous avons dîné sur le chemin du retour.
— Ruby Keene ne vous a jamais parlé des Bantry? demanda Melchett.
Jefferson secoua la tête :
— Jamais. Je ne crois pas qu'elle les connaissait. Sûrement pas, d'ailleurs. Hormis des gens de théâtre ou assimilés, elle n'avait d'accointances nulle part.
Il s'arrêta et demanda brusquement :
— Et Bantry, qu'est-ce qu'il en dit?
— Il n'y comprend rien. Hier soir, il était à une réunion de conservateurs. Le corps a été découvert ce matin. Il affirme n'avoir jamais vu cette fille de sa vie.
Jefferson opina du bonnet :
— C'est vrai que c'est quand même extraordinaire. Le superintendant Harper s'éclaircit la voix :
— Voyez-vous qui aurait pu faire une chose pareille ?
— J'aimerais bien, sacré nom! Les veines saillaient sur son front :
— C'est incroyable, inimaginable ! J'irais même jusqu'à dire impossible... si ça ne s'était pas produit !
— Il n'y avait aucun individu surgi du passé, aucun homme qui lui aurait tourné autour ou qui l'aurait menacée ?
— Je suis sûr que non, elle m'en aurait parlé. Elle n'a jamais eu de «petit ami», c'est elle-même qui me l'a confié.
«Tu parles, songea Harper, elle n'allait pas prétendre le contraire ! » Conway Jefferson poursuivit :
— Josie serait la première à savoir s'il y avait un homme pendu à ses basques ou qui l'importunait. Elle ne peut pas vous aider?
— Elle a répondu que non.
Le visage de Jefferson se rembrunit :
— Je ne peux m'empêcher de penser que c'est l'oeuvre d'un maniaque : la brutalité de la méthode, l'effraction dans une maison de campagne, le tout dénué de sens et de raison. II y a des gens comme ça, qui ont l'air normaux en apparence et qui attirent les jeunes filles — parfois des enfants — pour les tuer. Des crimes sexuels, en fait, je suppose.
— Oh oui, cela existe, fit Harper, mais nous n'avons connaissance d'aucun maniaque de ce genre qui sévirait dans le secteur.
— J'ai repensé à tous les hommes que j'ai vus avec Ruby, conclut Conway Jefferson : résidents de l'hôtel, gens de l'extérieur, partenaires de danse. Tous paraissent aussi ternes qu'inoffensifs. Elle n'avait aucun ami attitré.
Le visage du superintendant resta de marbre. Mais, sans que Conway parvienne à la déceler, une lueur dubitative persista dans son regard.
Il était fort possible, estimait-il, que Ruby ait fréquenté quelqu'un à l'insu de Jefferson.
Il ne souffla cependant pas mot. Melchett lui jeta un coup d'oeil interrogateur et se leva.
— Merci, Mr Jefferson, fit le chef de la police. Ce sera tout pour le moment.
— Vous me tiendrez au courant des progrès de l'enquête?
— Absolument. Nous resterons en contact avec vous. Les deux policiers sortirent.
Conway Jefferson se renversa dans son fauteuil.
Ses paupières s'abaissèrent comme un voile devant le bleu intense de ses yeux. Il sembla soudain très las.
Au bout d'une ou deux minutes, ses paupières clignèrent de nouveau.
— Edwards ! appela-t-il.
Le valet de chambre jaillit aussitôt de la pièce voisine. Il connaissait son maître mieux que quiconque. Les autres, même ses proches, n'avaient conscience que de sa force. Edwards, lui, n'ignorait rien de ses faiblesses. Il avait vu Conway Jefferson brisé, découragé, fatigué de la vie, momentanément vaincu par son infirmité et par sa solitude.
— Monsieur?
— Allez trouver sir Henry Clithering. Il est à Melbourne Abbas. Demandez-lui de ma part s'il peut venir aujourd'hui plutôt que demain. Dites-lui que c'est urgent.
7
— Ça vaut ce que ça vaut, mais nous avons un mobile, fit le superintendant Harper dès qu'ils eurent refermé la porte de Conway Jefferson.
— Hum, fit Melchett. Cinquante mille livres, hein ?
— Oui. On a déjà tué pour beaucoup moins que ça.
— Sans doute, mais...
Le colonel Melchett laissa sa phrase inachevée. Pourtant, Harper le comprit fort bien :
— Vous n'y croyez pas, dans le cas présent ? Moi non plus, en fait. Mais ça mérite quand même qu'on y regarde d'un peu plus près.
— Oh, cela va de soi. Harper poursuivit :
— Si, comme l'affirme Mr Jefferson, Mr Gaskell et Mrs Jefferson sont déjà bien nantis et jouissent d'un revenu confortable, il est peu probable qu'ils se soient livrés à un acte aussi brutal.
— Absolument. Leur situation financière devra être vérifiée, bien sûr. Ce Gaskell a une tête qui ne me revient pas — il a tout de l'arriviste sans scrupules — mais de là à en faire un assassin...
— Oui, et, comme je le disais, je ne les pense dans le coup ni l'un ni l'autre. D'ailleurs, d'après les déclarations de Josie, je ne vois pas comment cela aurait été matériellement possible : ils ont tous les deux joué au bridge de 11 heures moins 20 à minuit. Non, à mon avis, il y a une autre possibilité beaucoup plus vraisemblable.
— Un petit ami de Ruby Keene ?
— Oui. Un garçon déçu, pas trop bien dans sa tête, peut-être. Quelqu'un qu'elle connaissait avant de venir ici. Ce projet d'adoption, s'il en a eu vent, a pu mettre le feu aux poudres. Il s'est vu la perdre, on allait la lui embarquer dans un autre monde que le sien. Alors, il a vu rouge. Il lui a donné rendez-vous en dehors de l'hôtel cette nuit, s'est disputé avec elle, puis il a complètement perdu la boule et l'a zigouillée.
— Mais comment serait-elle arrivée dans la bibliothèque du colonel Bantry ?
— Je crois que ça peut s'expliquer. Ils étaient partis, mettons, dans la voiture du garçon en question. Quand il a retrouvé ses esprits et compris ce qu'il avait fait, son premier réflexe a été de se débarrasser du corps. Imaginons qu'ils se soient trouvés à proximité du portail d'une grande maison au moment des faits. Il se dit que si on découvre la morte à l'intérieur, tous les soupçons se concentreront sur ses occupants, et que lui, il sera tranquille comme Baptiste. Elle est toute menue, il pourra la transporter sans problème. Il a un ciseau avec lui. Il force une fenêtre, balance le corps à l'intérieur. Comme il l'a étranglée, il n'y a aucune trace de sang qui pourra le trahir dans la voiture. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oh oui, Harper, c'est tout à fait plausible. Mais comme disent nos amis d'outre-Manche, encore nous faut-il obéir à l'injonction : cherchez l'homme.
— Quoi?... Ah oui ! Oh... euh... Excellent.
Le superintendant Harper applaudit poliment le bon mot de son supérieur bien que, vu l'excellence de l'accent français du colonel Melchett, il n'en eût quasiment pas saisi une syllabe.
*
— Oh, euh... p-pardon... p-pourrais-je vous parler une minute ?
C'était George Bartlett qui venait ainsi d'arrêter les deux hommes. Le colonel Melchett, qui ne raffolait pas du jeune homme et qui était impatient de savoir ce que Flem avait tiré de la fouille de la chambre de la morte et de l'interrogatoire du personnel de service, aboya sèchement :
— Quoi, encore? Qu'est-ce qu'il y a?
Bartlett recula de deux pas en ouvrant et refermant la bouche, tel un poisson dans son bocal.
— Eh bien... euh... ce n'est peut-être pas que ce soit important, vous savez, mais je me suis dit comme ça que c'était préférable que je vous le dise. Voilà : je ne trouve plus ma voiture.
— Qu'est-ce que vous voulez dire avec cette histoire que vous ne trouvez plus votre voiture ?
Avec force bégaiements, Mr Bartlett expliqua que ce qu'il voulait dire, c'est qu'il ne trouvait plus sa voiture.
— On vous l'a volée? demanda le superintendant Harper.
George Bartlett se tourna avec gratitude vers cette voix plus amène :
— Oui, figurez-vous que c'est quelque chose comme ça. Mais enfin, on peut jamais être sûr de rien, vous croyez pas? Après tout, peut-être que quelqu'un l'a seulement empruntée sans penser à mal, vous croyez pas ?
— Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois, Mr Bartlett ?
— C'est comme qui dirait justement la question que je me posais. Marrant ce que ça peut être dur de se rappeler les trucs, vous trouvez pas ?
— Pas pour une intelligence normale, commenta Melchett, glacial. Vous nous avez dit qu'elle était hier soir dans la cour de l'hôtel, il me semble, et...
Mr Bartlett eut l'audace de l'interrompre :
— C'est bien ça le problème : est-ce qu'elle y était?
— Comment ça, est-ce qu'elle y était? s'étrangla le chef de la police. Vous nous l'avez affirmé, bon sang de bonsoir!
— Ben... ce que je veux dire, c'est que je pensais qu'elle y était. Mais, bon, je n'étais pas allé vérifier, vous comprenez?
Le colonel Melchett poussa un soupir et fit appel à toute sa patience :
— Essayons d'être clairs. Quand avez-vous vu — vraiment vu — votre voiture pour la dernière fois ? De quelle marque est-elle, au fait ?
— C'est une Minoan 14.
— Et vous l'avez vue pour la dernière fois... quand ça? La pomme d'Adam de George Bartlett joua convulsivement les ludions :
— J'ai essayé de réfléchir à la question. Hier avant le déjeuner, je l'avais. Je voulais sortir me balader, l'après-midi. Mais en fin de compte, vous savez comment ça se passe, je suis allé faire la sieste à la place. Et puis, après le thé, j'ai fait une partie de squash et, de fil en aiguille, je suis allé prendre mon bain.
— La voiture était dans la cour de l'hôtel, à ce moment-là?
— Je suppose. Je veux dire, c'est là que je l'avais laissée. Je m'étais dit que j'emmènerais peut-être bien quelqu'un faire un tour, vous comprenez ? Après le dîner, quoi ! Mais c'était pas mon soir de chance. Rien à faire. Je n'ai pas eu à le sortir, le vieux tacot.
— Mais autant que vous sachiez, fit Harper, la voiture était toujours dans la cour ?
— Euh... évidemment. Je veux dire, c'est là que je l'avais laissée, quoi !
— Si elle n'y avait pas été, vous vous en seriez rendu compte ?
Mr Bartlett se gratta la tête :
— Ben... je ne crois pas, vous savez. Les voitures, ici, ça défile. Et les Minoan, ce n'est pas ça qui manque.
Le superintendant Harper approuva de la tête, il venait de jeter machinalement un coup d'oeil par la fenêtre : pas moins de huit Minoan 14 se trouvaient à ce moment précis dans la cour. C'était la petite voiture pas chère de l'année.
— Vous n'avez pas l'habitude de la rentrer la nuit? demanda le colonel Melchett.
— Bof ! pourquoi s'embêter avec ça, vous trouvez pas? répondit Mr Bartlett. Il fait beau, et puis aller jusqu'au garage, c'est vraiment trop la barbe, vous trouvez pas ?
Le superintendant Harper jeta un regard au colonel Melchett :
— Je vous rejoins en haut. Je vais chercher le sergent Higgins pour qu'il prenne par écrit la déposition de Mr Bartlett.
— Très bien, Harper.
George Bartlett se prit à murmurer, résigné :
— Je m'étais dit comme ça qu'il valait mieux vous le dire
*
Mr Prescott avait fourni à sa danseuse supplétive le gîte et le couvert. Quelle que fût la qualité du second, le premier était le plus mauvais de tout l'hôtel.
Les chambres de Joséphine Turner et Ruby Keene se trouvaient tout au fond d'un étroit corridor chichement éclairé. C'étaient deux pièces minuscules, orientées au nord sur la falaise à laquelle s'adossait l'hôtel et meublées d'éléments disparates provenant du mobilier qui avait autrefois représenté le summum du luxe et de la magnificence dans les meilleures suites du lieu. Aujourd'hui que l'hôtel avait été modernisé et les appartements équipés de penderies intégrées, les grandes armoires victoriennes en chêne et en acajou avaient été reléguées dans ces galetas occupés par le personnel ou donnés aux clients, en haute saison, lorsque le reste de l'hôtel était plein.
Comme Melchett le constata immédiatement, la situation de la chambre de Ruby Keene, idéale pour qui souhaitait pouvoir quitter les lieux sans se faire remarquer, était en revanche particulièrement malencontreuse pour les policiers chargés de jeter la lumière sur les circonstances de sa disparition.
Au bout du corridor, un escalier dérobé permettait de gagner, au rez-de-chaussée, un autre corridor tout aussi obscur. Là, une porte vitrée ouvrait sur la terrasse latérale de l'hôtel, privée de vue et donc peu fréquentée. De là, on pouvait accéder à la terrasse principale, en façade, ou encore descendre par un sentier sinueux jusqu'à la petite route qui, plus loin, rejoignait celle de la falaise. Comme il était raboteux, on ne l'empruntait que rarement.
L'inspecteur Flem s'était appliqué à cuisiner les femmes de chambre et à fouiller la chambre de Ruby à la recherche d'indices. Il avait eu la chance de trouver la pièce exactement dans l'état où elle avait été laissée la nuit précédente.
Ruby Keene n'était pas une lève-tôt. Son habitude, apprit Flem, était de dormir jusque vers 10 heures ou 10 heures et demie, puis de sonner pour avoir son petit déjeuner. Conway Jefferson étant intervenu très tôt auprès de la direction, la police avait pris les choses en main avant que les femmes de chambre n'aient investi la pièce. Elles n'étaient d'ailleurs même pas montées dans ce corridor : à cette époque de l'année, on n'y ouvrait et n'y époussetait les chambres libres qu'une fois par semaine.
— C'est déjà ça, fit Flem sur un ton lugubre. Ça veut dire que s'il y avait eu quelque chose à trouver, on l'aurait trouvé. Seulement, il n'y a rien.
La police du Glenshire avait déjà passé la chambre au peigne fin pour relever les empreintes. Aucune qui fût énigmatique : on n'y avait trouvé que celles de Ruby, de Josie et des deux femmes de chambre — celle du matin et celle du soir. Il y en avait bien deux laissées par Raymond Starr, mais sa déposition les justifiait puisqu'il avait déclaré être monté avec Josie chercher Ruby lorsque cette dernière ne s'était pas présentée pour son exhibition de minuit.
Tout un tas de lettres et de papiers divers se trouvait dans les casiers du bureau en acajou massif, au coin de la pièce. Flem les avait soigneusement examinés sans rien découvrir d'intéressant. Factures, reçus, programmes de théâtre, tickets de cinéma, coupures de journaux, conseils d'esthétique déchirés dans des pages de magazines. Certaines des lettres signées «Lil» — apparemment une copine du Palais de la Danse — rapportaient de menues histoires et commérages et affirmaient que «notre Ruby manque beaucoup à tout le monde. Mr Findeison n'arrête pas de demander après toi ! Il n'a pas digéré que tu nous quittes ! Maintenant que tu es partie; le petit Reg s'est mis avec la grosse May. Barny prend de tes nouvelles de temps en temps. Rien n'a changé. Le vieux Ronchon est toujours aussi vache avec nous, les filles. Il a passé un savon à Ada parce qu'elle fricotait avec un Jules. »
Flem avait soigneusement noté tous les noms mentionnés. Des vérifications seraient faites, peut-être en sortirait-il quelque chose d'intéressant. Le colonel Melchett approuva, de même que le superintendant Harper qui les avait rejoints. À part ça, la chambre de Ruby n'avait guère de secrets à livrer.
Sur une chaise, au milieu de la pièce, gisait la robe de mousseline rose que Ruby avait portée en début de soirée. Dessous, et manifestement balancées là d'un coup de pied négligent, une paire de chaussures à talons hauts en satin du même rose. Une paire de bas de soie extra-fins avait été roulée en boule et jetée par terre. L'un des deux était filé au mollet. Melchett se souvint que la morte avait les jambes et les pieds nus. Ça, s'était renseigné Flem, c'était chez elle une habitude : par mesure d'économie, elle se teignait les jambes et ne portait des bas que pour danser. La porte de l'armoire était ouverte et laissait voir un assortiment de robes aux couleurs voyantes ainsi qu'une rangée de chaussures en dessous. Il y avait des sous-vêtements sales dans le panier à linge, et des rognures d'ongles, des serviettes à démaquiller et des tampons de coton maculés de rouge et de vernis à ongle dans la poubelle — en somme, rien que de très ordinaire ! Les faits semblaient évidents : Ruby Keene était montée en quatrième vitesse, s'était changée et était repartie tout aussi précipitamment — mais pour aller où ?
Joséphine Turner, la mieux placée pour connaître la vie et les amis de Ruby, n'avait pu fournir aucun renseignement. Mais cela, comme le fit remarquer l'inspecteur Flem, pouvait se comprendre :
— Si cette histoire est vraie, Monsieur — celle de l'adoption, je veux dire -, alors, Josie devait pousser Ruby à rompre avec tout éventuel ancien ami qui aurait pu lui casser la baraque, si j'ose ainsi m'exprimer. Telles que je vois les choses, notre invalide s'emballe pour Ruby Keene, cet adorable bout de chou, si mignonne, si innocente, si enfantine et j'en passe. Imaginons maintenant que ladite Ruby ait un petit copain à la redresse : le vieux risque de ne pas apprécier. Ruby doit donc tout faire pour qu'il reste dans l'ombre. Josie la connaît mal — pas assez pour être au courant de ses fréquentations, en tout cas. Mais une chose qu'elle ne tolérerait pas, c'est.que Ruby risque de voir le gros lot lui filer sous le nez en poursuivant des relations indésirables. Il est donc tout à fait compréhensible que Ruby — qui, soit dit en passant, me semble être un drôle de numéro — ait gardé le secret sur ces rendez-vous avec cet ami. Il ne fallait surtout pas que sa cousine le sache, sinon, Josie lui aurait dit : « Halte-là. Pas de ça, fillette». Mais vous savez comment sont les filles — surtout les jeunes — : toujours prêtes à fondre devant un dur à cuire. Ruby veut le revoir. Il se pointe ici, se fâche tout rouge en apprenant ce qui se passe et tord le cou à la gosse.
— Vous avez peut-être raison, Flem, fit le colonel Melchett, faisant abstraction de son habituelle répulsion pour la déplaisante façon qu'avait Flem d'expliquer les choses. Dans ce cas, nous ne devrions pas avoir grand mal à découvrir l'identité de ce redoutable ami.
— Laissez-moi faire, Monsieur, dit Flem avec sa morgue habituelle. Je vais aller chercher cette « Lil » au Palais de la Danse et la cuisiner. Nous ne tarderons pas à connaître la vérité.
«Voire», se dit Melchett. Flem le fatiguait, avec sa débauche d'énergie et son agitation perpétuelles.
— Il y a une autre personne dont vous pourriez tirer quelques tuyaux, Monsieur, poursuivit l'inspecteur. C'est ce danseur mondain et moniteur de tennis. II doit l'avoir pas mal côtoyée et en savoir sur elle plus long que Josie. Pas impossible qu'elle ait été un peu plus bavarde avec lui.
— J'ai déjà discuté de ça avec le superintendant Harper.
— Très bien, Monsieur. Moi, en tout cas, les femmes de chambre, je les ai passées au crible ! Elles ne savent rien. À mon avis, elles ne pouvaient pas les voir en peinture, les deux danseuses. Elles leur bâclaient le service autant qu'elles pouvaient. La dernière fois qu'une d'entre elles est entrée ici, c'était hier à 7 heures du soir pour préparer le lit, tirer les rideaux et ranger un peu. Il y a une salle de bains, à côté. Vous voulez la voir ?
La salle de bains en question était située entre la chambre de Ruby et celle, un peu plus grande, occupée par Josie. Le colonel Melchett resta muet de surprise devant le nombre de produits de beauté que les femmes pouvaient utiliser. Des rangées de pots : crèmes de visage, crèmes démaquillantes, crèmes de jour, crèmes hydratantes ! Des boîtes de poudre de différentes nuances. En vrac, un échantillonnage de toutes les variétés possibles et imaginables de rouge à lèvres. Des lotions capillaires, des pommades lustrantes. Du rimmel, du mascara, de l'ombre à paupières, une bonne douzaine de vernis à ongles, des serviettes à démaquiller, des tampons de coton, des houppettes usagées. Des flacons de lotions : astringentes, toniques, adoucissantes, etc.
— Vous voulez vraiment dire, murmura-t-il faiblement, que les femmes utilisent tous ces machins-là ?
L'inspecteur Flem, qui savait toujours tout, éclaira sa lanterne :
— Dans le privé — si l'on peut dire, Monsieur -, une dame s'en tient à une ou deux teintes différentes : une pour le jour, une pour le soir. Elle sait ce qui lui va le mieux et n'en bouge pas. Mais ces filles de spectacle, il faut comme qui dirait qu'elles changent de tête. Elles font des exhibitions de danse — une nuit, c'est un tango, la suivante, une danse victorienne en crinoline, et puis une espèce de danse apache, et puis elles en reviennent à celles de salon. Alors, bien sûr, ça implique des changements de maquillage.
— Bonté divine ! s'écria le colonel Melchett. Pas étonnant que ceux qui fabriquent toutes ces crèmes et tout ce fourbi fassent fortune.
— De l'argent facile à gagner, commenta Flem, voilà ce que c'est. Un peu de réclame, et le tour est joué.
Le colonel Melchett détourna ses pensées du problème, fascinant et vieux comme le monde, de la coquetterie féminine pour s'adresser à Harper, qui venait de les rejoindre :
— Il nous reste encore le danseur. Vous vous en chargez, superintendant ?
— Sans problème.
Tandis qu'ils redescendaient l'escalier, Harper s'enquit :
— Qu'est-ce que vous pensez de ce que nous a raconté Bartlett?
— Au sujet de sa voiture? Je crois, mon vieux, qu'il faut le surveiller, cet intéressant jeune homme. Son histoire sent la combine à plein nez. Qui nous dit qu'il n'a pas bel et bien emmené Ruby Keene faire un tour dans cette fichue voiture, la nuit dernière ?
*
Le superintendant Harper était un homme posé, affable, éminemment diplomate. Ces affaires où les polices de deux comtés devaient collaborer étaient toujours délicates. Il aimait bien le colonel Melchett et le trouvait compétent dans son rôle de chef de la police. Néanmoins, il n'était pas fâché de devoir mener seul l'entrevue à venir. Ne jamais vouloir en faire trop et trop vite, telle était sa règle. De simples questions de routine pour commencer. Cela rassurait les personnes interrogées et les incitait à baisser leur garde pour la suite de l'interrogatoire.
Harper connaissait déjà Raymond Starr de vue. Beau garçon, grand, svelte, visage avenant dont le bronzage intense faisait ressortir la blancheur des dents, il avait le cheveu noir et le geste élégant. Ses manières affables et son charme le rendaient très populaire auprès de la clientèle.
— Je crains de ne pouvoir beaucoup vous aider, superintendant. Je connaissais bien Ruby, évidemment. Elle était ici depuis un mois et nous répétions nos figures de danse ensemble. Mais je ne vois pas grand-chose à en dire. Sinon qu'elle était brave fille, et qu'elle n'avait pas inventé la poudre.
— Ce sont surtout à ses fréquentations que nous nous intéressons. À ses amitiés masculines.
— Je comprends. Mais là, moi, je ne sais rien de rien ! Il y avait quelques garçons qui lui tournicotaient autour, à l'hôtel, mais rien de sérieux. La famille Jefferson l'accaparait la majeure partie du temps.
— La famille Jefferson, oui.
Harper s'interrompit, l'air méditatif, et adressa au jeune homme un regard pénétrant :
— Qu'avez-vous pensé de ces dispositions, Mr Starr?
— Quelles dispositions?
— Vous ne saviez pas que Mr Jefferson projetait d'adopter légalement Ruby Keene ?
Starr sembla tomber des nues. Il émit un petit sifflement:
— Pas si bête que je me l'imaginais, la drôlesse ! Décidément, il n'y a pire fou qu'un vieux fou.
— C'est ce que ça vous inspire ?
— Difficile de penser autrement, non ? S'il tenait absolument à adopter quelqu'un, le pépé, pourquoi n'a-t-il pas choisi une fille de son milieu?
— Ruby Keene n'a jamais abordé le sujet avec vous?
— Jamais, non. Je voyais bien qu'elle buvait du petit lait, mais j'ignorais pourquoi.
— Et Josie ?
— Oh, Josie, elle devait savoir ce qui se tramait. C'était peut-être même elle qui avait manigancé toute l'affaire. Elle a oublié d'être bête. Elle en a sous le bonnet, celle-là.
Harper acquiesça de la tête. C'était Josie qui avait fait venir Ruby Keene. Josie, à n'en pas douter, qui avait encouragé son intimité avec Jefferson. Rien d'étonnant donc à ce qu'elle se soit tellement émue de l'absence de Ruby pour son exhibition, cette nuit-là, et de l'affolement de Conway. Elle craignait que ses plans ne tombent à l'eau.
— À votre avis, Ruby était capable de garder un secret ?
— Comme tout un chacun. Elle ne s'appesantissait pas beaucoup sur ses affaires personnelles.
— A-t-elle jamais parlé — une allusion, un détail — d'un ami, de quelqu'un qui aurait ressurgi de son passé et qui serait venu la relancer ici ou avec qui elle aurait eu des problèmes? Vous voyez sûrement ce que je veux dire?
— Tout à fait. Mais, pour autant que je sache, il n'y a eu personne de ce genre. Elle n'en a jamais fait mention, en tout cas.
— Merci, Mr Starr. Pourriez-vous maintenant, je vous prie, me donner votre version précise des événements de la nuit dernière?
— Volontiers. Ruby et moi avons effectué notre exhibition de 10 heures et demie...
— Rien d'inhabituel dans son comportement à ce moment-là ?
Raymond se donna le temps de la réflexion. Puis :
— Je ne crois pas, non. Je n'ai plus prêté attention à elle ensuite — j'avais mes propres partenaires à faire danser. J'ai simplement remarqué qu'elle n'était plus dans la salle de bal. À minuit, toujours pas de Ruby. J'étais furibard et je suis allé le dire à Josie. Elle jouait au bridge avec les Jefferson et n'avait pas la moindre idée de l'endroit où se trouvait sa cousine. Je crois que ça lui a fait un choc. Je l'ai vue jeter un petit coup d'oeil inquiet en direction de Mr Jefferson. J'ai demandé à l'orchestre de jouer encore une danse et je suis allé au bureau pour qu'on téléphone à sa chambre. Pas de réponse. Je suis retourné voir Josie qui a dit que Ruby s'était peut-être endormie. Suggestion complètement ridicule, mais destinée aux Jefferson, bien sûr ! Elle s'est éloignée avec moi et a proposé que nous montions voir ensemble.
— Parfait, Mr Starr. Et que vous a-t-elle dit, une fois seule avec vous ?
— Si je me souviens bien, elle était très en colère. «Quelle gourde, fulminait-elle. Ça ne se fait pas, des choses pareilles ! Ça va tout gâcher. Avec qui est-elle, d'abord?».
» J'ai répondu que je n'en savais rien, que la dernière fois que je l'avais vue, elle dansait avec le petit Bartlett. « Non, a fait Josie, elle ne serait pas partie avec celui-là. Qu'est-ce qu'elle peut bien fabriquer? Elle ne serait pas avec ce type qui fait des films, par hasard ? »
— Un type qui fait des films ? releva vivement Harper. Qui ça?
— Je ne le connais pas de nom, dit Raymond. Il n'a jamais été client de l'hôtel. Un gars à l'air plutôt excentrique, cheveux noirs et dégaine d'artiste. Il travaille dans le cinéma, je crois — c'est du moins ce qu'il a raconté à Ruby. Il est venu dîner ici une ou deux fois et a dansé avec elle après, mais je ne pense pas qu'elle le connaissait bien. C'est pourquoi j'ai été surpris que Josie parle de lui. J'ai dit qu'il ne me semblait pas l'avoir vu ce soir. «Il faut pourtant qu'elle soit avec quelqu'un, s'est-elle énervée. Qu'est-ce que je vais pouvoir leur raconter, moi, aux Jefferson?» J'ai répondu qu'on s'en Fichait, des Jefferson, et Josie a dit que pas du tout, on ne s'en fichait pas. Et aussi qu'elle ne pardonnerait jamais à Ruby si elle était partie et avait tout fait capoter.
»Nous étions arrivés à la chambre de Ruby, à ce moment-là. Il n'y avait personne, bien sûr, mais elle y était passée puisque la robe qu'elle portait en début de soirée était sur le dossier de la chaise. Josie a regardé dans l'armoire et a dit qu'elle avait dû mettre sa vieille robe blanche. Normalement, c'est celle en velours noir qu'elle aurait dû prendre pour notre danse espagnole. Moi, j'étais furieux de voir comment elle m'avait laissé tomber. Josie s'est évertuée à me calmer et a dit qu'elle danserait elle-même pour que Prescott ne nous passe pas un savon à tous. Elle est partie se changer, nous sommes descendus et nous avons dansé un tango — ce qui nous a permis de faire du spectaculaire sans trop forcer sur sa cheville. Il lui a quand même fallu un fichu cran, parce que je voyais bien qu'elle avait mal. Après ça, elle m'a demandé de l'aider à tranquilliser les Jefferson, en insistant sur le fait que c'était important. Alors, bien sûr, j'ai fait ce que j'ai pu.
Le superintendant hocha la tête, d'un air approbateur :
— Je vous remercie, Mr Starr.
«Cinquante mille livres, je pense bien que c'était important», se dit le policier tandis qu'il regardait Raymond Starr s'éloigner d'une démarche élégante, descendre les marches de la terrasse, prendre au passage un sac de balles de tennis et une raquette. Mrs Jefferson, munie elle aussi d'une raquette, le rejoignit et ils se dirigèrent vers les courts.
— Excusez-moi, Monsieur.
Le sergent Higgins, le souffle court, venait d'apparaître à côté de Harper. Celui-ci, brusquement tiré de ses réflexions, sursauta.
— Un message vient d'arriver pour vous du central. Un ouvrier agricole a signalé ce matin qu'il avait vu comme une lueur d'incendie. Il y a juste une demi-heure, on a trouvé une carcasse de voiture brûlée dans la carrière de Venn, à environ trois kilomètres d'ici. Il y aurait les restes d'un cadavre calciné à l'intérieur.
Le visage rude de Harper sembla accuser le coup. Et le superintendant perdit son flegme coutumier :
— Quelle malédiction frappe le comté de Glenshire ? se prit-il à gémir. Une épidémie de violence ? Ne me dites pas que nous avons par-dessus le marché une nouvelle affaire Rouse sur les bras et qu'un maniaque attire des bonnes femmes dans le seul but de les faire cramer dans des bagnoles ! A-t-on pu relever l'immatriculation du véhicule?
— Non, Monsieur, mais nous pourrons quand même l'identifier grâce au numéro du moteur. Ce serait une Minoan 14.
8
Sir Henry Clithering traversa le salon du Majestic en jetant à peine un coup d'oeil sur les personnes qui s'y trouvaient. Il avait l'esprit préoccupé. Pourtant, comme c'est souvent le cas, un détail se grava dans son subconscient. Et attendit patiemment son heure.
Tandis qu'il montait, sir Henry se demanda ce qui avait pu motiver la soudaine urgence du message de son ami. Conway Jefferson n'était pas homme à envoyer des injonctions aussi pressantes. Un événement hors du commun devait s'être produit.
Jefferson ne perdit pas de temps à tourner autour du pot:
— Merci d'être venu. Edwards, un verre pour sir Henry. Asseyez-vous, mon vieux. Vous n'êtes pas au courant, je suppose ? Rien encore dans les journaux ?
Sir Henry secoua la tête, sa curiosité piquée :
— Que se passe-t-il donc ?
— Un meurtre, voilà ce qu'il se passe. Je suis concerné, et nos amis Bantry aussi.
— Arthur et Dolly Bantry ? fit Clithering, incrédule.
— Oui. Le corps a été retrouvé chez eux, voyez-vous. En termes aussi clairs que concis, Conway lui exposa les faits. Sir Henry l'écouta sans l'interrompre. Les deux hommes avaient l'habitude d'aller tout de suite au coeur des choses. Sir Henry, un des anciens hauts responsables de la Police Métropolitaine, était réputé pour la rapidité de son esprit de synthèse.
— Voilà une affaire peu banale, commenta-t-il lorsque son compagnon eut terminé. Comment les Bantry ont-ils pu se trouver mêlés à ça, à votre avis ?
— C'est bien ce qui me tracasse. Voyez-vous, Henry, j'ai l'impression que le fait que je les connais pourrait ne pas être étranger à l'affaire. C'est même le seul lien que je puisse voir. Car ni sa femme ni lui, je crois, n'avait rencontré cette fille auparavant. Ils l'affirment et il n'y a aucune raison d'en douter. Qu'ils la connaissent aurait été autrement surprenant. Alors, ne se pourrait-il pas que cette fille ait été attirée dans un guet-apens et son cadavre délibérément abandonné dans la maison d'amis à moi ?
— Ça me paraît un peu tiré par les cheveux, dit Clithering.
— Mais pas impossible ? insista Jefferson.
— Peu probable, en tout cas. Qu'attendez-vous de moi ?
— Je suis invalide, fit amèrement Conway. J'essaie de me masquer la réalité — pour ne pas lui faire face —, mais dans des cas comme celui-ci, elle s'impose à moi. Je ne peux pas me déplacer comme je le voudrais pour poser des questions, mener ma petite enquête. Je suis coincé ici, obligé de dire humblement merci pour les miettes d'information que la police condescend à me distiller au compte-gouttes. Au fait, connaissez-vous Melchett, le chef de la police du Radfordshire ?
— Oui, je l'ai rencontré.
Un détail se précisa dans le cerveau de sir Henry. Un visage et une silhouette enregistrés inconsciemment tandis qu'il traversait le salon. Une vieille personne au buste droit, des traits qu'il reconnaissait. Une image qu'il associait à la dernière fois qu'il avait vu Melchett..
— Vous voudriez me faire jouer au détective amateur? demanda-t-il. Ce n'est pas mon emploi, ça.
— Justement, fit Jefferson : vous n'êtes pas un amateur.
— Je ne suis plus un professionnel non plus. Je suis à la retraite, désormais.
— Ce qui simplifie les choses.
— Vous voulez dire que si j'étais encore à Scotland Yard, je ne pourrais pas m'en mêler? C'est on ne peut plus vrai.
— Tandis que là, votre expérience vous donne qualité pour vous intéresser à cette affaire, et toute aide que vous pourrez apporter sera hautement appréciée.
— Ce n'est pas contraire à l'éthique professionnelle, répondit lentement Clithering, d'accord. Mais que voulez-vous au juste, Conway ? Découvrir qui a tué cette fille ?
— Absolument.
— Vous n'avez aucune idée vous-même ?
— Pas la moindre.
— Vous ne me croirez sans doute pas, fit sir Henry en pesant ses mots, mais vous avez en bas, assise au salon en ce moment précis, une experte pour résoudre ce genre d'énigme. Une personne meilleure que moi dans cet exercice et qui, selon toute vraisemblance, pourrait bien avoir des tuyaux intéressants sur le voisinage.
— Comment ça ?
— En bas, dans le salon, à côté du troisième pilier sur la gauche, est assise une vieille demoiselle au visage doux et placide mais dont l'esprit a exploré sans broncher les profondeurs de la malignité humaine. Elle s'appelle miss Marple, elle habite levillage de St Mary Mead, à deux kilomètres de Gossington, c'est une amie des Bantry — et, dès qu'il s'agit de dépister un criminel, elle est championne toutes catégories, Conway !
Les sourcils épais de Jefferson se froncèrent.
— Vous plaisantez ? articula-t-il.
— Absolument pas. Vous venez de parler de Melchett. La dernière fois que je l'ai vu, il y avait eu un drame, au village. Une fille qui s'était prétendument jetée à l'eau. La police ne croyait pas — avec raison — qu'il s'agissait d'un suicide, mais d'un meurtre. Ils pensaient tenir le coupable. Or, voilà que s'approche de moi de son pas sautillant, toute paniquée, la vieille miss Marple. Elle craint, me dit-elle, qu'on ne fasse pendre un innocent. Ne possède aucune preuve, mais connaît l'assassin. Me tend un morceau de papier avec un nom écrit dessus. Et sacrebleu, Jefferson, elle avait raison !
Les sourcils de Conway se rapprochèrent de plus belle. Il émit un grognement incrédule.
— L'intuition féminine, peut-être? lâcha-t-il avec scepticisme.
— Non, elle n'appelle pas ça comme ça. Des connaissances spéciales, voilà ce qu'elle prétend avoir.
— Ce qui signifie ?
— Eh bien, voyez-vous, Jefferson, nous aussi nous y avons recours, dans la police. Quand il y a un cambriolage, nous savons en général très bien qui a fait le coup — dans le lot habituel des malfaiteurs, je veux dire. Nous savons qui opère comment. Miss Marple établit des parallèles intéressants — quoique parfois tout bêtes — avec la vie du village.
— Alors, que voulez-vous qu'elle dise, fit Jefferson toujours aussi incrédule, sur une jeune fille issue du milieu artistique et qui n'a probablement jamais de sa vie mis les pieds dans un village ?
— Je crois, persista sir Henry Clithering, qu'elle pourrait avoir quelques petites idées.
*
Miss Marple rougit de plaisir lorsqu'elle vit sir Henry venir droit sur elle :
— Ah, sir Henry, c'est vraiment de la chance de vous rencontrer ici !
— Pour moi, c'est un plaisir, répondit-il, galant.
— Trop aimable, murmura miss Marple en rougissant de plus belle.
— Vous résidez à l'hôtel ?
— Oui. En fait, nous sommes deux.
— Deux!
— Mrs Bantry est là également. Elle leva sur lui un regard perçant :
— Vous êtes au courant de ce qui s'est passé? Oui, je vois que oui. C'est affreux, n'est-ce pas?
— Dolly Bantry? Mais qu'est-ce qu'elle est venue faire ? Et son mari aussi ?
— Oh non. Ils ont bien évidemment tous deux eu des réactions très différentes. En cas de problème, le colonel Bantry s'enferme dans son cabinet de travail ou part visiter l'une de ses fermes, le pauvre. Comme la tortue, voyez-vous, qui rentre la tête dans sa carapace en espérant qu'on ne la verra pas. Avec Dolly, vous vous en doutez, c'est une tout autre paire de manches.
— Elle, fit sir Henry qui connaissait bien sa vieille amie, ça l'amuserait presque, hein?
— Eh bien, euh... oui, la pauvre chérie.
— Et elle vous a amenée ici pour que vous lui trouviez la solution miracle ?
— Dolly a pensé qu'un changement de décor lui ferait du bien, répondit posément miss Marple, et elle ne voulait pas partir seule. (Une lueur de malice passa dans ses yeux.) Mais bien sûr, ce que vous dites est tout à fait exact. C'est même embarrassant pour moi, je ne lui suis d'aucune utilité.
— Pas d'idées ? Pas de parallèle avec les gens du village ?
— J'en sais encore si peu sur cette affaire.
— Je crois que je peux remédier à cela. Je vais vous appeler en consultation, miss Marple.
Il lui fit un bref exposé des faits. Miss Marple écouta avec un vif intérêt.
— Pauvre Mr Jefferson, commenta-t-elle. Quelle triste histoire. C'est terrible, ces accidents. Rester ainsi seul et infirme à vie, cela paraît encore plus cruel que de mourir avec les siens.
— Absolument. Et tous ses amis l'admirent pour le courage avec lequel il a repris le dessus, dominé sa douleur, son chagrin et son infirmité
— Oui, c'est admirable.
— La seule chose que je n'arrive pas à comprendre, c'est ce soudain débordement d'affection pour cette fille. Elle avait peut-être des qualités remarquables, après tout.
— J'en doute fort, dit miss Marple, impavide.
— Vous ne croyez pas ?
— Je ne crois pas que ses qualités soient entrées en ligne de compte.
— Conway n'a rien d'un vieux satyre, vous savez, fit sir Henry.
— Oh, non ! se récria miss Marple dont le visage s'empourpra, je ne voulais rien insinuer de tel ! Ce que j'essayais de dire — fort mal, je m'en rends compte — c'est qu'il cherchait seulement une adolescente saine de corps et d'esprit pour prendre la place de sa fille défunte, que cette Ruby a vu là sa chance et qu'elle a joué le tout pour le tout. Vous allez me trouver bien cynique, je sais, mais j'ai vu tant d'affaires de ce genre ! La jeune bonne à tout faire de Mr Harbottle, par exemple. Une gamine tout ce qu'il y a de quelconque, mais sans histoires, bien élevée. La soeur de ce monsieur part s'occuper d'un parent malade, et, à son retour, elle trouve la fille pleine d'arrogance, qui trône au salon, qui parle, qui rit, qui a jeté aux orties et sa coiffe et son tablier. Miss Harbottle lui en fait sèchement la remarque, la gamine répond avec insolence, et ne voilà-t-il pas que levieux Mr Harbottle déclare à sa soeur abasourdie qu'elle régentait la maison depuis assez longtemps comme ça et qu'il avait pris d'autres dispositions !
— Scandale au village, comme bien vous pensez. N'empêche que la pauvre miss Harbottle a bel et bien dû céder la place pour s'en aller vivoter dans un garni d'Eastbourne. Les gens ont jasé, bien sûr, mais je ne pense pas qu'il y ait jamais eu relations intimes : le vieil homme trouvait simplement beaucoup plus agréable d'entendre une jeune fille toujours gaie lui répéter combien il était intelligent et spirituel que sa soeur ne cesser de lui faire remarquer ses défauts, aussi compétente fût-elle pour gérer le budget familial.
Après un moment de silence, miss Marple reprit :
— Et puis il y a eu Mr Badger, le pharmacien. Lui, c'est la jeune personne qui tenait le rayon parfumerie de son magasin qu'il mettait sur un piédestal. Il décréta un beau jour à sa femme qu'ils devaient la considérer comme leur propre fille et l'installer chez eux. Mrs Badger ne voyait pas ça du tout d'un bon oeil.
— Si au moins, intervint sir Henry, Conway avait choisi quelqu'un du même milieu que lui — la fille d'un ami, par exemple...
Miss Marple l'arrêta :
— Oh, mais il n'en aurait pas tiré la même satisfaction. C'est un peu comme le roi Cophetua, qui détestait les femmes jusqu'à ce qu'il rencontre une petite mendiante toute vêtue de gris dont il tomba amoureux. Pour un vieil homme solitaire et las, peut-être délaissé par sa famille de surcroît, il est beaucoup plus réconfortant de prendre sous son aile quelqu'un qu'il subjuguera de sa munificence -j'emploie de grands mots, mais j'espère que vous voyez ce que je veux dire. Il se sent important, c'est un grand seigneur ! La bénéficiaire en sera éblouie et cela, bien sûr, est gratifiant pour lui. Elle marqua une pause, puis reprit :
— Ainsi, Mr Badger offrit à sa vendeuse des cadeaux tout à fait somptueux — un bracelet de diamants, un radio-phono de grande valeur. La majeure partie de ses économies y est passée. Cependant, Mrs Badger, bien plus fine mouche que la pauvre miss Harbottle — le mariage, ça aide—, prit la peine de mener sa petite enquête. Quand le pharmacien s'aperçut que la fille avait une liaison avec un personnage très peu recommandable lié au milieu des courses et qu'elle avait déjà mis le bracelet en gage pour lui donner l'argent, il fut complètement dégoûté et l'affaire en resta là. Le Noël d'après, il offrait un solitaire à sa femme.
Son regard malicieux croisa celui de sir Henry qui se demandait si cette histoire était une allusion directe.
— Vous voulez dire que s'il y avait eu un jeune homme dans la vie de Ruby Keene, l'attitude de mon ami envers elle aurait pu changer ?
— C'est probable, voyez-vous. D'ici un an ou deux, il aurait peut-être cherché à lui trouver un mari — encore que ce ne soit pas sûr du tout, les hommes sont tellement égoïstes ! Mais je suis persuadée que si Ruby Keene avait connu un garçon, elle aurait bien pris garde que ça ne se sache pas.
— Et le garçon en question aurait pu se fâcher?
— Je pense que c'est l'explication la plus plausible. J'ai été frappée que sa cousine, la jeune femme qui était à Gossington ce matin, ait sans la moindre équivoque montré de la colère contre la morte. Ce que vous m'avez dit explique pourquoi. Nul doute que l'affaire lui aurait valu des avantages substantiels.
— Un être calculateur et sans scrupule, en fait ?
— Vous la jugez peut-être un peu sévèrement. La pauvre fille a été dressée à vivre à la dure, et il est certain qu'elle ne va pas s'apitoyer si des nantis — tels que vous avez décrit Mr Gaskell et Mrs Jefferson — voient leur passer sous le nez une grosse somme d'argent supplémentaire sur laquelle ils n'ont véritablement aucun droit moral. Pour moi, miss Turner est une jeune femme déterminée, ambitieuse, au caractère bien trempé et qui mord dans la vie à pleines dents. Un peu, ajouta miss Marple, comme Jessie Golden, la fille du boulanger.
— Que lui est-il arrivé, à elle ? demanda sir Henry.
— Elle a suivi une formation de gouvernante et a épousé le fils de la maison, qui était rentré des Indes en permission. Elle a fait une excellente épouse, à ce que je crois.
— Voyez-vous une raison, fit sir Henry pour s'extraire de ces fascinantes considérations connexes, à ce que mon ami Conway Jefferson ait subitement été atteint de ce «complexe de Cophetua», si l'on peut l'appeler ainsi ?
— Peut-être bien.
— De quel ordre ?
Miss Marple répondit après une légère hésitation :
— À mon avis — simple hypothèse, évidemment — il serait possible que son gendre et sa belle-fille aient voulu se remarier.
— Il ne se serait pas opposé à ça, voyons !
— Opposé, non, sûrement pas. Mais il faut essayer de voir les choses de son point de vue. Il a subi un choc terrible, et eux aussi. Les trois personnes que ce deuil a touchées vivent sous le même toit et le lien qui les unit est la perte qu'elles ont subie. Mais le Temps avec un grand T, comme disait ma chère mère, guérit bien des maux. Mr Gaskell et Mrs Jefferson sont jeunes. Il se peut qu'à leur insu, les chaînes qui les emprisonnaient dans ce douloureux passé aient commencé à leur peser et que le vieux Mr Jefferson ait alors ressenti un soudain manque d'affection sans en connaître la cause. C'est courant : les messieurs vont tellement vite à se croire délaissés ! Pour Mr Harbottle, c'était miss Harbottle qui avait eu le tort de s'éloigner de lui. Pour Mr Badger, sa femme qui avait celui de trop s'occuper de spiritisme et de déserter la maison pour assister à des séances.
— Je dois dire, regretta sir Henry, que je ne prise guère votre façon de tous nous réduire à un dénominateur commun.
Miss Marple hocha tristement la tête :
— La nature humaine est pratiquement partout la même, sir Henry.
Ce dernier prit une expression de dédain :
— Mr Harbottle! Mr Badger! Et ce pauvre Conway Jefferson! J'ai horreur des considérations personnelles, mais n'avez-vous pas aussi un parallèle à mon humble personne, dans le village ?
— Oh si, bien sûr, il y a Briggs.
— Qui est-ce, Briggs ?
— C'était le chef jardinier du Vieux Manoir. Le meilleur qu'ils aient jamais eu. Il savait toujours exactement quand ses ouvriers se relâchaient dans le travail. À croire qu'il avait des yeux derrière la tête ! Il se débrouillait avec seulement trois hommes et un jeune garçon, et l'endroit était mieux tenu qu'auparavant avec six. Ses pois de senteur ont remporté plusieurs prix. Il est à la retraite, à présent.
— Comme moi, observa sir Henry.
— Mais il continue à faire de menus travaux pour les gens qu'il aime bien.
— Ah, encore comme moi. C'est ce que je fais en ce moment : un menu travail pour dépanner un vieil ami.
— Deux vieux amis.
— Deux ? s'étonna sir Henry, intrigué.
— Vous parliez de Mr Jefferson, je suppose ? Mais je ne pensais pas à lui, je pensais au colonel et à Mrs Bantry.
— Oui... oui..., bien sûr. C'est donc pour ça que vous avez gratifié Dolly Bantry de ce «pauvre chérie » au début de notre conversation ?
— Absolument. Elle ne s'en rend pas encore bien compte. Moi, je sais parce que j'ai davantage d'expérience. Voyez-vous, sir Henry, il me semble que ce pourrait bien être le genre de crime qui n'est jamais élucidé. Comme ceux de la malle de Brighton. Seulement, si tel était le cas, ce serait catastrophique pour les Bantry. Le colonel, comme la plupart des militaires à la retraite, est d'une sensibilité extrême. Il réagit très fort à l'opinion publique. Il n'y prêtera pas attention au début, mais cela ne tardera pas à le miner. Une discourtoisie par-ci, une vexation par-là, des invitations déclinées, des excuses avancées — petit à petit, la vérité va se faire jour en lui, il va rentrer dans sa coquille, sombrer dans la neurasthénie.
— Laissez-moi m'assurer que je vous comprends bien, miss Marple. Vous voulez dire que parce que le cadavre a été découvert dans sa maison, les gens vont s'imaginer que le colonel est impliqué dans le meurtre ?
— Bien sûr ! Et c'est à n'en pas douter ce qui se dit déjà maintenant. On va jaser de plus en plus, tourner le dos aux Bantry, les éviter. D'où la nécessité de découvrir la vérité et la raison de ma venue ici avec Dolly. Une accusation en face, c'est une chose — un soldat sait aisément y répondre. Il s'indigne et a la possibilité de se défendre. Tandis que là, ces chuchotements vont le briser, vont les briser tous les deux. Vous comprenez donc, sir Henry, pourquoi nous devons démasquer le coupable.
— Avez-vous idée de ce qui a pu amener ce cadavre dans sa maison ? Il doit bien y avoir une explication, un lien quelque part.
— Oh, certainement.
— La fille a été vue à l'hôtel pour la dernière fois vers 11 heures moins 20. À minuit, d'après le rapport du médecin, elle était morte. Gossington se trouve à une petite trentaine de kilomètres. Sur les vingt-cinq premiers, jusqu'à ce qu'on quitte la nationale, la route n'est pas mauvaise. Une bonne voiture peut couvrir cette distance en moins d'une demi-heure, une moyenne de soixante n'a rien d'extraordinaire. Mais pourquoi la tuer ici et transporter son corps à Gossington, ou l'emmener à Gossington pour l'étrangler là-bas ? Je ne comprends pas.
— Vous ne pouvez pas, puisque ce n'est pas ce qui s'est passé.
— Vous voulez dire qu'elle aurait été étranglée par un individu qui l'aurait emmenée en voiture et qui aurait décidé de fourrer le cadavre dans la première maison venue ?
— Pas du tout. Je crois qu'un plan avait été soigneusement élaboré. Et qu'il a mal tourné.
Sir Henry ouvrit de grands yeux :
— Ah ? Pourquoi ?
— Il se passe parfois des choses bien curieuses, n'est-il pas vrai ? répondit miss Marple comme pour s'excuser. Si je vous disais que ce plan a échoué parce que les êtres humains sont beaucoup plus vulnérables et sensibles qu'on ne le croit généralement, cela paraîtrait stupide, n'est-ce pas? Eh bien, c'est pourtant ce que je pense, et...
Elle s'interrompit :
— Ah, voilà Mrs Bantry.
9
Mrs Bantry était accompagnée d'Adélaïde Jefferson. Elle se précipita sur sir Henry :
— Vous ici ?
— Moi-même.
Il lui prit les deux mains et les étreignit avec chaleur :
— Je ne puis vous dire combien cette affaire me bouleverse, ma petite colonelle.
— Ne m'appelez pas ma petite colonelle, je n'ai pas le coeur à badiner ! s'écria-t-elle avant de poursuivre : Arthur n'est pas là. Il prend tout ça au tragique. Miss Marple et moi sommes venues ici pour enquêter. Vous connaissez Mrs Jefferson ?
— Oui, bien sûr.
Ils se serrèrent la main.
— Avez-vous été voir mon beau-père ? demanda Adélaïde.
_ Oui.
— Ah, tant mieux. Nous nous faisons du souci pour lui. Le choc a été terrible.
— Allons sur la terrasse, proposa Mrs Bantry. Nous discuterons autour d'un verre.
Tous quatre sortirent et rejoignirent Mark Gaskell, qui était assis en solitaire à la table la plus éloignée.
Ils échangèrent des propos divers jusqu'à l'arrivée des boissons, après quoi Mrs Bantry, avec son habituel goût pour l'action, aborda le sujet bille en tête.
— Nous pouvons en parler sans contrainte, n'est-ce pas? Car nous sommes tous amis de longue date — à l'exception de miss Marple, mais c'est une experte en matière de crimes et elle veut bien nous aider.
Mr Gaskell considéra miss Marple d'un oeil dubitatif :
— Vous, euh... vous écrivez des romans policiers ?
Il savait que les gens les plus invraisemblables écrivent des romans policiers. Et miss Marple, dans ses vêtements démodés de vieille fille, était invraisemblable à souhait.
— Oh non, je ne suis pas assez intelligente pour ça.
— Elle est merveilleuse, fit Mrs Bantry qui piaffait d'impatience. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi tout de suite, mais elle l'est. À présent, Addie, je veux tout savoir : comment était-elle dans la réalité, cette fille ?
— Eh bien...
Adélaïde Jefferson hésita, jeta un coup d'oeil en direction de Mark et eut un petit rire :
— Vous êtes tellement directe...
— Vous la trouviez sympathique ?
— Non. Bien sûr que non.
Mrs Bantry se tourna vers Mark Gaskell et dirigea sur lui ses batteries :
— Comment était-elle ?
— Une vulgaire petite aventurière, répondit-il tout de go. En mettant le grappin sur Jeff, elle savait ce qu'elle faisait.
Tous deux appelaient leur beau-père Jeff.
— Aucune retenue, ce garçon, songea sir Henry en regardant Mark d'un air désapprobateur. II devrait surveiller son vocabulaire. »
Mark Gaskell ne lui avait jamais beaucoup plu. L'homme avait du charme, mais on ne pouvait se fier à lui. Il parlait trop, jouait les matamores à l'occasion; Non, impossible de lui faire confiance, se dit sir Henry. Il s'était parfois demandé si Conway Jefferson partageait cet avis.
— Et vous n'auriez pas pu y mettre le holà? s'étonna Mrs Bantry.
— Si, peut-être, grinça Mark. Si nous nous en étions rendu compte à temps.
Il lança un coup d'oeil en direction d'Adélaïde dont le visage rosit quelque peu. Un coup d'oeil non exempt de reproche.
— Mark pense que j'aurais dû voir venir le coup, expliqua-t-elle.
— Tu as laissé le beau-père trop seul, Addie. Tes leçons de tennis, et j'en passe. .
— J'avais besoin d'exercice, fit-elle en guise d'excuse. Et puis je n'aurais jamais imaginé...
— Non, dit Mark, nous n'aurions ni l'un ni l'autre jamais imaginé ça. Jeff a toujours été tellement sensé et équilibré.
Miss Marple intervint dans la conversation.
— Les messieurs, affirma-t-elle avec cette manière qu'ont les vieilles filles de parler de l'autre sexe comme s'il s'agissait d'une variété de bêtes sauvages, sont souvent moins équilibrés qu'il n'y paraît.
— Vous avez sans doute raison, dit Mark. Malheureusement, miss Marple, nous ne l'avons pas compris. Nous nous demandions bien ce qu'il pouvait trouver à cette petite truqueuse insipide et superficielle. Mais nous étions contents de le voir heureux, de le voir rire. Nous jugions la gamine inoffensive. Inoffensive, mon oeil! J'aurais mieux fait de lui tordre le cou, oui !
— Mark, l'admonesta Addie, tu devrais quand même surveiller ce que tu dis !
— Tu as raison, fit-il avec un large sourire. Sinon, on pourrait croire que je lui ai effectivement tordu le cou. Remarque, on doit me soupçonner, de toute façon : si des gens avaient intérêt à la voir morte, cette petite, c'était bien Addie et moi.
— Mark ! s'écria de nouveau Mrs Jefferson avec un rire mi-figue mi-raisin, je t'assure que tu ferais mieux de faire attention à ce que tu racontes.
— C'est bon, c'est bon, répondit-il sur un ton d'apaisement. Mais j'aime bien dire ce que je pense. Cinquante mille livres, qu'il se proposait de mettre sur cette petite dinde hypocrite, le beau-père !
— Mark, tu ne dois pas... Elle est morte.
— Oui, elle est morte, la choute chérie. Notez, elle avait raison de se servir des armes que la nature lui avait données. Qui suis-je, pour la juger? J'en ai fait, moi aussi, des crasses, dans ma vie. Non, disons que Ruby a eu raison de tenter sa chance et que c'est nous qui avons été stupides de ne pas voir plus tôt dans son jeu.
— Qu'avez-vous dit quand Conway vous a fait part de son intention d'adopter la fille ?
Mark leva les bras au ciel :
— Que pouvions-nous dire ? Addie, en vraie femme du monde, a comme toujours montré un sang-froid admirable et fait contre mauvaise fortune bon coeur. J'ai essayé de suivre son exemple.
— Eh bien, avec moi, s'écria Mrs Bantry, ça ne se serait pas passé comme ça !
— À vrai dire, nous n'avions pas tellement voix au chapitre. C'était l'argent de Jeff. Nous ne sommes parents que par alliance. Il a toujours été très bon envers nous. Il ne nous restait qu'à avaler la pilule. N'empêche, ajouta-t-il d'un air pensif, qu'on ne la portait pas dans notre coeur, la petite Ruby.
— Si seulement elle avait eu un autre genre, poursuivit. Adélaïde Jefferson. Jeff avait deux filleules, tenez : nous aurions très bien compris si c'avait été l'une d'elles. Et puis, glissa-t-elle avec une pointe de ressentiment, il avait toujours montré tant d'affection pour Peter.
— C'est vrai, dit Mrs Bantry : je savais que Peter était le fils de votre premier mari, mais je l'avais complètement oublié. Je l'ai toujours considéré comme le petit-fils de Mr Jefferson.
— Moi aussi, dit Adélaïde sur un ton qui fit se retourner miss Marple pour la regarder.
— C'est la faute de Josie, reprit Mark. C'est elle qui l'a amenée ici.
— Allons, fit Adélaïde, tu ne penses tout de même pas que c'était calculé? Tu l'aimais bien, Josie.
— C'est vrai, je l'aimais bien. Je l'ai toujours trouvée chic fille.
— Qu'elle ait fait venir sa cousine ici, c'était purement fortuit.
— Elle est loin d'être bête, tu sais.
— Sans doute, mais elle ne pouvait pas prévoir...
— Non, elle ne pouvait pas, d'accord. Je ne l'accuse d'ailleurs pas d'avoir tout manigancé depuis le début. Mais je suis persuadé qu'elle a vu longtemps avant nous la tournure que prenaient les choses et s'est bien gardée d'en souffler mot.
— On ne peut guère l'en blâmer, soupira Adélaïde.
— Oh, nous, on ne peut blâmer personne.
— Ruby Keene était-elle jolie ? demanda Mrs Bantry. Mark la regarda avec étonnement :
— Je croyais que vous aviez vu...
— Oh oui, j'ai vu son... son cadavre, répondit vivement Mrs Bantry. Mais elle avait été étranglée, vous savez, et il était difficile de dire...
Elle frissonna.
— Jolie, réfléchit Mark, je dirais que non. Pas sans maquillage, en tout cas. Un petit visage de fouine, le menton fuyant, des dents qui lui rentraient jusque dans la gorge, un nez, je ne vous dis pas...
— Plutôt affreuse, si je comprends bien, fit Mrs Bantry. — En fait, non. Comme je disais, avec du maquillage, elle arrivait à se donner une certaine allure. Tu ne trouves pas, Addie?
— Si, dans le genre chérubin rose de bonbonnière. Elle avait de jolis yeux bleus.
— Absolument. Des yeux candides de bébé, dont les cils noircis au rimmel faisaient ressortir l'intensité. Elle se décolorait les cheveux, bien sûr. Maintenant que j'y songe, c'est vrai qu'avec cette couleur — artificielle, donc — elle avait de faux airs de Rosamund, ma femme. A mon avis, c'est ce qui a attiré l'attention du vieux Jeff sur elle... En tout cas, soupira-t-il, voilà une bien triste affaire. Et le pire, c'est qu'Addie et moi ne pouvons nous empêcher de nous réjouir de sa mort...
Sa belle-soeur esquissa un geste de protestation qu'il réprima aussitôt :
— Inutile, Addie. Je sais ce que tu ressens. Moi aussi, d'ailleurs, je ne vais pas prétendre le contraire ! Mais en même temps, comprends que je me fasse énormément de souci pour ce pauvre Jeff. Cette histoire l'a touché de plein fouet. Je...
Il s'interrompit, le regard fixé sur les portes du salon qui donnaient sur la terrasse.
— Tiens, tiens, voyez qui arrive. Tu ne t'embêtes pas, hein, Addie ?
Mrs Jefferson jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, poussa une exclamation et se leva, le visage légèrement coloré. Elle traversa vivement la terrasse et alla rejoindre un homme de grande taille, entre deux âges, au visage étroit et au teint mat, qui jetait des regards hésitants autour de lui.
— Ne serait-ce pas Hugo McLean ? demanda Mrs Bantry.
— Hugo McLean en personne, répondit Mark. Alias Médor.
— Il lui est très fidèle, n'est-ce pas? murmura Mrs Bantry.
— Comme un toutou. Addie n'a qu'à le siffler pour qu'il accoure de n'importe quel endroit du globe. Il espère qu'un jour elle l'épousera. Et je crois pouvoir dire qu'il a raison.
Les yeux de miss Marple s'allumèrent :
— Je vois. Une idylle ?
— Oui, une bonne vieille idylle à l'ancienne. Qui dure depuis des années. Elle est comme ça, Addie... Je suppose, ajouta-t-il, songeur, qu'elle lui a téléphoné ce matin. Elle ne me l'avait pas dit.
Edwards s'avança avec discrétion sur la terrasse et s'arrêta au côté de Mark :
— Pardonnez-moi, Monsieur. Mr Jefferson désire que vous montiez le voir.
— Tout de suite, fit Mark en se levant. Il prit congé d'un signe de tête :
— À plus tard. Et il s'en fut.
Sir Henry se pencha vers miss Marple :
— Alors, que pensez-vous des deux principales personnes à qui profite le crime?
Miss Marple réfléchit un moment :
— À mon avis, fit-elle en posant son regard sur Adélaïde Jefferson qui parlait, debout près de la porte, avec son ami, c'est une mère très dévouée.
— Pour ça, oui, confirma Mrs Bantry. Elle se dévoue corps et âme à Peter.
— C'est le genre de femme que tout le monde aime, poursuivit miss Marple. Qui pourrait se marier et se remarier autant qu'elle voudrait — sans être une coureuse d'hommes, veux-je dire, cela, c'est différent.
— Je comprends très bien, fit sir Henry.
— Vous voulez dire une femme qui sait rester à sa place, quoi, fit Mrs Bantry.
— Et Mark Gaskell ? demanda sir Henry.
— Lui, fit miss Marple, c'est un roublard.
— Il a un équivalent, au village ?
— Mr Cargill, l'entrepreneur. Il a réussi à convaincre un tas de gens de faire dans leur maison des travaux qu'ils n'avaient jamais envisagés. Et il fallait voir la facture ! Mais il avait toujours une bonne raison pour justifier ses prix. Un roublard qui avait fait un mariage d'argent. Mr Gaskell aussi, à ce qu'il paraît.
— Vous ne l'appréciez guère.
— Oh, si. Je lui trouve beaucoup de charme — comme la plupart des femmes, sans doute. Mais je ne m'y laisse pas prendre. Et il est peut-être un peu imprudent de parler comme il le fait.
— Imprudent est le mot, souligna sir Henry. Mark va s'attirer des ennuis s'il ne fait pas attention.
Un grand jeune homme brun en pantalon de flanelle blanc gravit les marches d'accès à la terrasse. Son regard s'arrêta un instant sur Adélaïde Jefferson et Hugo McLean.
— Et pour compléter le tableau, expliqua complaisamment sir Henry, voici l'élément qui manquait, celui que nous pourrions décrire comme « un parti intéressé ». C'est le moniteur de tennis et danseur mondain : Raymond Starr, le partenaire de Ruby Keene.
Miss Marple le détailla avec un intérêt non dissimulé :
— Très beau garçon, n'est-ce pas ?
— Peut-être bien.
— Soyez honnête, sir Henry, fit Mrs Bantry. Il n'y a pas de peut-être bien qui tienne : il est très beau garçon.
— Mrs Jefferson a dit qu'elle prenait des leçons de tennis, il me semble ? fit tout bas miss Marple.
— Auriez-vous quelque idée derrière la tête, Jane ? Miss Marple n'eut pas le loisir de répondre à cette question directe : le petit Peter Carmody traversa la terrasse et vint les rejoindre.
— Alors, comme ça, vous êtes flic, vous aussi ? fit-il à l'adresse de sir Henry. Je vous ai vu parler au superintendant — le gros, c'est bien un superintendant, hein ?
— Tout à fait, fiston.
— On m'a même dit que vous étiez un flic terriblement important de Londres. Un des grands manitous de Scotland Yard, quelque chose comme ça.
— Dans les romans, les grands manitous de Scotland Yard, comme tu dis, sont en général stupides, non ?
— Oh non, plus maintenant. Se moquer de la police, c'est très démodé, par les temps qui courent. Vous savez qui est l'assassin ?
— Non, pas encore, hélas.
— Cette histoire, elle t'amuse beaucoup, Peter ? demanda Mrs Bantry.
— Plutôt, oui. Ça vous change de l'ordinaire. Je me suis mis à la chasse aux indices, mais j'ai pas eu de chance. J'ai quand même trouvé un souvenir, remarquez. Vous voulez le voir? Maman, elle voulait que je le jette, vous vous rendez compte. Lés parents, c'est drôlement pénible, des fois.
Il sortit de sa poche une boîte d'allumettes. Il l'ouvrit et en montra le précieux contenu :
— Regardez : c'est un ongle. Son ongle! Je vais lui mettre une étiquette : Ongle, de la femme assassinée et je l'emporterai avec moi à l'école. Chouette souvenir, hein?
— Où as-tu trouvé ça ? demanda miss Marple.
— Ben, c'est un coup de chance, en fait. Parce qu'évidemment, je savais pas qu'elle allait se faire étrangler, à ce moment-là. C'était avant le dîner, hier soir. Ruby a accroché son ongle au châle de Josie et il s'est cassé. Alors, Maman le lui a coupé et me l'a donné pour que je le jette à la poubelle. Je voulais le faire, mais au lieu de ça, je l'ai mis dans ma poche. Ce matin, je m'en suis souvenu. J'ai regardé pour voir s'il y était encore. Il y était, alors, je l'ai gardé en souvenir.
— C'est dégoûtant, fit Mrs Bantry.
— Vous croyez ? répondit poliment Peter.
— Tu en as d'autres, des souvenirs comme ça? demanda sir Henry.
— Ben, je sais pas. Ça se pourrait.
— Explique-toi, mon grand..
Peter le regarda pensivement. Puis tira une enveloppe de sa poche dont il sortit quelque chose de long et brun.
— C'est un morceau du lacet de ce type, George Bartlett, expliqua-t-il. J'ai vu ses chaussures devant sa porte, ce matin, alors, j'en ai piqué un bout, au cas où.
— Au cas où quoi ?
— Au cas où ce serait lui le meurtrier, pardi. Il est le dernier à l'avoir vue vivante, c'est toujours très suspect, vous savez. Au fait, on va pas bientôt manger? J'ai une de ces faims ! Ça fait toujours trop long, entre le goûter et le dîner. Tiens, voilà l'oncle Hugo. Je savais pas que Maman l'avait fait venir, lui. Elle a dû l'envoyer chercher. Elle l'appelle toujours à la rescousse, quand elle est dans le pétrin. Et voilà aussi Josie. Salut, Josie !
Joséphine Turner, qui était apparue sur la terrasse, s'arrêta et parut assez étonnée de voir Mrs Bantry et miss Marple.
— Comment allez-vous, miss Turner ? fit aimablement Mrs Bantry. Nous sommes venues mener notre petite enquête !
Josie jeta un coup d'oeil embarrassé autour d'elle.
— C'est affreux, fit-elle en baissant la voix. Personne n'est au courant — je veux dire, ce n'est pas encore dans les journaux. Je suppose qu'on va m'assaillir de questions. J'appréhende, je ne sais pas ce qu'il faut que je réponde.
Elle adressa un regard soucieux à miss Marple.
— Je vous comprends, la situation ne va pas être facile pour vous, fit cette dernière.
Josie sembla se réchauffer un peu à cette marque de sympathie :
— Mr Prescott me l'a recommandé : « Ne parlez de rien, à personne. » C'est bien beau, mais tout le monde va me poser des questions, et on ne peut pas envoyer les gens promener, quand même? Mr Prescott m'a dit qu'il souhaitait que je sois en mesure de reprendre mon service comme avant — et sur un ton pas très gentil, alors, je vais essayer de faire de mon mieux. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi tout ça me retomberait dessus.
— Puis-je vous poser une question franche, miss Turner ? demanda sir Henry.
— Oh, tout ce que vous voudrez, répondit-elle d'un ton qui manquait passablement de sincérité.
— Y a-t-il eu le moindre tirage entre Mrs Jefferson, Mr Gaskell et vous, sur cette affaire ?
— Au sujet du meurtre, vous voulez dire ?
— Non, je ne parle pas du meurtre.
Josie resta immobile à se tortiller les doigts.
— Oui et non, finit-elle par concéder d'un air maussade. Vous savez ce que c'est, ils ne m'ont rien dit. Mais je les soupçonne de m'en avoir voulu — à cause de cette toquade de Mr Jefferson pour ma cousine. Ce n'était pas ma faute, pourtant. Ça arrive, ces choses-là. Et puis comment aurais-je pu prévoir? Je... j'en suis restée comme deux ronds de flan.
Ses paroles semblaient porter un accent de vérité.
— Je n'en doute pas, répondit sir Henry avec bienveillance: Mais après que c'est arrivé?
Josie releva la tête, soudain plus altière :
— Elle a eu un coup de chance, et alors ? On a tous le droit d'en avoir un peu de temps en temps, non ?
Elle les regarda tour à tour avec un petit air de défi dans les yeux, puis traversa la terrasse et rentra dans l'hôtel.
— Je crois pas que c'est elle, lança sentencieusement Peter.
— Intéressant, ce morceau d'ongle, murmura miss Marple. Parce que cela me tarabustait, voyez-vous... ces ongles, que je ne m'expliquais pas.
— Ces ongles ? demanda sir Henry.
— Ceux de la morte, expliqua Mrs Bantry. Ils étaient courts. Maintenant que Jane en parle, c'est vrai que ça paraît un peu anormal : les filles de ce genre, elles les ont d'habitude très longs.
— Mais si elle s'en est cassé un, poursuivit miss Marple, elle a pu couper les, autres à ras pour qu'ils soient tous pareils. A-t-on retrouvé des rognures dans sa chambre, je me le demande ?
Sir Henry la regarda, intrigué :
— Je poserai la question au superintendant Harper dès qu'il sera rentré.
— Rentré d'où ? fit Mrs Bantry. Il n'est pas allé à Gossington, au moins ?
— Non, répondit gravement sir Henry. II y a eu un autre drame. Une voiture qui a pris feu dans une carrière.
Miss Marple retint son souffle :
— Il n'y avait personne dedans, au moins ?
— Je... si, hélas.
— Attendez, fit-elle en réfléchissant, je suppose que ce sera cette jeune éclaireuse qui a disparu... Patience — non, Pamela Reeves.
Les yeux de sir Henry s'arrondirent :
— Qu'est-ce qui vous fait penser ça, grands dieux ? Le visage de miss Marple se colora :
— Eh bien, on a annoncé à la T.S.F. qu'elle n'était pas rentrée chez elle depuis la nuit dernière. Qu'elle habitait Daneleigh Vale, pas très loin d'ici. Qu'on l'avait vue pour la dernière fois à un rassemblement d'éclaireuses sur les dunes de Danebury — encore plus près d'ici. En fait, elle devait passer par Danemouth pour rentrer chez elle. Alors, cela concorde, n'est-ce pas? Je veux dire qu'elle aurait fort bien pu voir — entendre, peut-être — quelque chose que personne n'était censé voir ou entendre. Et du coup, devenir source de danger pour l'assassin, d'où nécessité de... de la supprimer. Deux affaires pareilles ne peuvent qu'être liées, vous n'êtes pas de mon avis ?
Sir Henry baissa un peu la voix :
— Vous croyez à... à un second meurtre ?
— Pourquoi pas ?
Le regard tranquille de miss Marple croisa le sien :
— Quand on a tué une fois, on peut aussi bien tuer deux, voire trois fois, non ?
— Trois? Vous pensez qu'il va y avoir un troisième meurtre ?
— C'est possible... Très possible, même.
— Miss Marple, vous m'effrayez. Et qui serait visé, maintenant?
— J'ai ma petite idée là-dessus.